Si Bourguiba n’est pas, comme tous les humains, totalement irréprochable, son œuvre restera à jamais gravée dans la mémoire des Tunisiens. Que l’on mette le doigt sur ses erreurs n’empêchera pas l’Histoire de faire constamment ressortir ce qui fait sa grandeur.
Les auditions publiques du 24 mars 2017, organisées par l’Instance Vérité et Dignité (IVD), ont été largement commentées. Beaucoup y ont vu un moyen de raviver les blessures du passé entre les partisans de Bourguiba et ses adversaires. Dont les sympathisants et militants des Youssefistes et les auteurs du complot de décembre 1962.
Ceux qui ont condamné ces auditions ont estimé qu’elles cherchent à réécrire l’histoire de la Tunisie. En discréditant celui que les Tunisiens considèrent comme le père de la nation : Habib Bourguiba, le premier Président de la République Tunisienne.
Est-ce cependant possible ? A supposer que l’IVD le veuille, réécrire l’histoire est cependant un exercice difficile. Car, si Bourguiba n’est pas, comme tous les humains, totalement irréprochable, son œuvre restera à jamais gravée dans la mémoire des Tunisiens.
Il est à se demander, à ce juste propos, si le Combattant suprême, comme l’appelaient ses compagnons de route, à commencer, selon l’homme de théâtre tunisien Raja Farhat, par Salah Ben Youssef, qui a été son adversaire, n’aurait pas été inventé par l’Histoire de la Tunisie.
N’est-il pas dans la ligne de dirigeants comme Hammouda Pacha (1782-1814), ce souverain husseinite qui a défendu, bec et ongles, un islam ouvert et tolérant en s’opposant à des pensées largement critiquées, Ahmed Bey (1837-1855), cet autre souverain husseinite qui a aboli l’esclavagisme (1846) bien avant la France (1848), pays des Droits de l’Homme, le général Khair-Eddine , le Premier ministre (1873-1877) qui a réformé l’Etat, Farhat Hached (1914-1952), l’icône d’un syndicalisme mettant l’intérêt de la Tunisie et son indépendance au-dessus de tout ?
Que l’on mette le doigt sur ses erreurs n’empêchera pas l’histoire de faire constamment ressortir ce qui fait sa grandeur. Militant de l’indépendance, il changera du tout au tout la lutte du peuple tunisien en la sortant des sentiers battus des colonnes des journaux et des salons. Engagent le combat sur le terrain avec le peuple.
Bâtisseur de l’Etat, il fera notamment le choix de l’école publique et de la santé pour tous, le choix de libérer la femme du joug de l’inégalité des genres et le choix d’installer la raison en lieu et place d’un sentimentalisme qui n’a conduit qu’à la déconfiture.
Personne n’oubliera sans doute à ce niveau comment il a recommandé d’accepter le partage de la Palestine décidé, en novembre 1947, par l’Organisation des Nations unies (ONU), en bravant les critiques les plus acerbes de ses frères arabes.
Sur tous ces dossiers, on se rendra compte, souvent bien après, qu’il a vu juste. C’est ce qui explique d’ailleurs pourquoi nous assistons aujourd’hui à un retour de Bourguiba dans l’espace public.
Y compris dans les rangs de ceux qui l’ont non seulement combattu, mais ont également –et surtout- souffert de sa politique. Beaucoup ont été jetés en prison pour avoir croisé le fer avec ses choix, notamment en matière de gouvernance.
Dire que l’on pourra avec des auditions publiques d’une IVD, largement du reste critiquée sur ce terrain comme sur d’autres, réécrire des pages de l’histoire du Combattant suprême tient sans doute de l’impossible.
De toute manière, l’Histoire n’est point une affaire de politique ni de politiciens, mais d’historiens qui n’avancent des vérités qu’avec méthode et rigueur. Beaucoup d’entre eux sont intervenus dans les jours qui ont suivi les auditions de l’IVD pour dire tout le mal qu’ils pensent de ce qui s’est dit.
Faut-il faire remarquer, par ailleurs, que bien souvent ceux qui disent du mal de Bourguiba ne sont peut-être pas toujours aussi objectifs que cela. N’ont-ils pas été des adversaires qui auraient pu lui réserver, s’ils avaient gagné leur combat contre lui, le même sort qu’ils ont eux-mêmes subi ?