On a coutume de dire que les promesses des politiques n’engagent que ceux qui les écoutent. Erreur sur toute la ligne. Les régions qui n’en peuvent plus d’attendre et d’espérer en apportent un cinglant démenti. Avis aux hommes politiques. Sinon, comment expliquer la flambée de contestation qui s’est emparée du pays, de l’extrême sud au nord, sans épargner le centre, cette poudrière toujours prompte à se rebeller ?
Le printemps arabe vire au froid glacial d’un hiver qui s’éternise. L’orage gronde de partout, à mesure que le ciel se charge de nuages. Les politiques, qui ne savent plus aujourd’hui où donner de la tête, réduits qu’ils sont à de simples pompiers de service, sans qu’ils parviennent à éteindre le feu qui n’arrête pas de couver, ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ils ont manqué de lucidité et de courage pour n’avoir pas dit, pas révélé toute la vérité sur l’état de déshérence, de déliquescence du pays. Il fallait dire de la manière la plus honnête et la plus déterminée qu’ils ne peuvent tout faire ici et maintenant.
Il y a loin en effet de la coupe aux lèvres. Il y a une ligne de démarcation et souvent même un mur entre ce qui peut et doit être entrepris dans l’immédiat et ce qui est souhaitable, sans qu’on ait les moyens de satisfaire à l’heure qu’il est les attentes. La vérité aussi est que les gouvernants n’ont pas non plus fait grand-chose dans ces régions vouées à l’oubli, pour rapprocher le possible du désirable. Rien ou presque rien, sinon des promesses qu’ils ne pouvaient tenir, en s’adonnant à loisir à la méthode Coué.
L’écart s’est profondément creusé. La fracture sociale et territoriale est plus profonde, plus visible, plus scandaleuse et plus révoltante qu’elle ne l’était en décembre 2010. La croissance, du temps où il y avait encore de la croissance, des décennies antérieures, n’avait certes pas permis d’atténuer les écarts. A cette précision près qu’elle a enrichi les plus riches, sans appauvrir les plus pauvres. L’ascenseur social fonctionnait tant bien que mal et très peu de personnes étaient laissées au bord de la route. Les six dernières années furent, de ce point de vue, dévastatrices.
La croissance molle, proche de zéro, sans altérer les fortunes anciennes, même quand elles étaient mal acquises, a vu l’ascension fulgurante, sur les décombres de l’économie, d’une nouvelle classe de nouveaux riches, loin de toute activité entrepreneuriale. Pendant ce temps, les damnés de la terre sont renvoyés à leur propre sort, devenant encore plus pauvres que les pauvres. La descente aux enfers n’a pas non plus épargné la classe moyenne, qui assurait autrefois la stabilité politique et dont la demande entretenait la dynamique du système productif.
Le constat est terrifiant : le navire Tunisie tangue, ballotté par les vagues et prenant eau de toutes parts. Pourquoi en sommes-nous arrivés là, à toucher le fond sans réelle perspective de rebond, et pas même d’apaisement ?
Sans doute, parce que nous avons, au mépris du bon sens, tourné le dos à tous les principes de réalité. Le passif s’alourdissait au fil des ans, à mesure que s’abîmait, se fracassait contre les vents de la contestation, l’ensemble des fondamentaux de l’économie. Sans que soit restaurée l’autorité de l’Etat, fort pourtant d’une légitimité politique comme le pays n’en a jamais connue.
Tous les gouvernements qui se sont succédé ont été beaucoup plus préoccupés par leur survie politique que par la remise du pays dans le sens de la marche, par trop perturbé par la dictature de la rue. En s’investissant pleinement, comme il faudrait le faire, dans les régions où se concentrent les zones de précarité, d’incertitude économique et sociale et les foyers de tensions politiques. Il eût fallu construire patiemment, mais sûrement, de vrais canaux de dialogue avec les corps constitués et les régions, dont les frustrations sont portées à incandescence.
Il faut une vision, de fortes convictions politiques, un cap précis, des objectifs clairs et une feuille de route qui fixe les moyens et les étapes. Le pays a besoin de clarté, de transparence, de clarification politique, d’une autorité qui ne soit pas diluée, quand elle existe, entre plusieurs centres de décision. Qui, du président de la République, du chef du gouvernement, de l’ARP, voire de forces occultes ou de pouvoirs de l’ombre, gouverne aujourd’hui ?
Cette incertitude au sommet d’un exécutif à plusieurs têtes entretient la confusion, n’est pas de nature à donner une perspective et à permettre le ralliement autour d’un chef de l’exécutif qui assume pleinement les prérogatives que lui confère une Constitution, qui dit tout et son contraire. Le pouvoir est trop dilué pour ne pas s’exposer à des couacs, des tensions, des conflits d’intérêts et des querelles d’influence. Il lui manquera comme toujours l’énergie de trancher en temps opportun, vite et fort.
Certes, il faut reconnaître aux régions les plus démunies le droit au développement, à la santé, à la scolarisation, au logement, à l’emploi, en somme, au respect et à la dignité, mais il est aussi du devoir de tout un chacun de ne pas transgresser la loi, de s’interdire de pratiquer la politique du pire, celle de la terre brûlée, au motif que tout n’a pas été fait pour satisfaire un immense cumul d’attentes déçues. Il y a des actes qui sont répréhensibles aux yeux de la loi et des lignes rouges qu’il ne faut pas franchir, sous peine de sanctions, de quelque nature qu’elles soient. Certains comportements violents sont attentatoires au droit du travail et à la pérennité des entreprises, un bien commun par excellence.
On ne peut pas les harceler en permanence, les exposer à une sorte de guérilla, les paralyser à force de contestations et de revendications salariales, les mettre à genoux et s’opposer en même temps à leur fermeture et les obliger à fonctionner – quand elles le peuvent – à perte. Chaque partie doit répondre de ses actes. L’erreur du gouvernement est d’avoir manqué de détermination, d’avoir tergiversé en voulant ménager les fautifs. Il semblait plus préoccupé par l’agitation des chômeurs que par la protection del’emploi.
Le pays a changé. Et c’est tant mieux, mais la démocratie, quand elle n’est pas encadrée, protégée par des lois républicaines, ouvre la voie aux débordements sans fin, au désordre et au chaos. La force de la loi doit primer sur tout le reste. Il y va de la sécurité nationale.
La démocratie, comme la cohésion sociale, ont un prix, mais gare aux abus, aux dépassements excessifs, aux jeux troubles et quasi criminels des uns et des autres. Il n’est pas exclu, il est même probable que des mains peu innocentes s’emploient à attiser le feu dans les régions et à semer la discorde pour mettre en difficulté le gouvernement, sinon le discréditer, à quelques mois des élections municipales.
Etait-ce vraiment une coïncidence quand ce vent brutal de contestations tous azimuts se lève, à l’heure où le gouvernement se prépare à défendre le projet de loi d’urgence économique et la loi de réconciliation nationale, sans laquelle le pays ne peut, ni se réconcilier avec son passé, ni s’inventer un avenir digne des aspirations de la jeunesse ?
Raison de plus pour aller à la rencontre de ces régions, leur tenir un discours vrai, juste, responsable et crédible, leur offrir une réelle perspective dont on verra aussitôt les premiers signaux. Le pire des scénarios serait que se perpétue dans le pays une image décalée. Les signes de richesse extérieurs et d’opulence sont ostentatoires et d’une incroyable insolence, pour qu’un grand nombre de Tunisiens, aux prises avec les difficultés de survie, ne s’offusquent, ne s’indignent, ne se sentent agressés et ne se révoltent pas.
Il ne se passe pas un mois sans qu’il y ait une nouvelle marque de voiture qui fasse son apparition sur un marché pourtant exsangue : il y a plus d’enseignes automobiles en Tunisie que nulle part ailleurs, portant ainsi un énorme préjudice à nos réserves de changes, qui se rétrécissent comme peau de chagrin. On importe à tout-va, au risque de détruire le socle de notre appareil productif. Chaque nouvelle vague d’importation de produits, aussi superflus que nocifs, creuse un peu plus la fracture sociale et territoriale.
Le déficit d’investissement dans les régions s’élève, à peu de choses près, au déficit de la balance commerciale sans lien précisément avec ces investissements. Il est tout aussi, sinon plus important, de protéger notre marché via une poussée des investissements contre la déferlante d’importations sauvages, du commerce informel ou de traités d’échanges inégaux que de chercher à prospecter et conquérir d’hypothétiques marchés africains, sans que le pays ait les moyens d’une telle politique.
Face au déferlement de la contestation, sachant ses causes, ses tenants et ses aboutissants, le gouvernement sait ce qu’il a à faire. Il voit et entend les cris de détresse de larges pans de la population, qui se sentent et se disent exclus et marginalisés. Il doit lui aussi envoyer son propre message, prouver qu’il a un coeur qui bat pour toutes celles et tous ceux qui n’ont pas été épargnés par le chômage, la misère et la pauvreté. Il doit tout faire et vite, pour en finir avec ce divorce – il est perçu comme tel – entre le pays réel et le pays légal.
C’est cette image décalée qui nourrit et amplifie les frustrations, les rancoeurs et un climat de tension et d’insoumission. Les plus pauvres parmi les pauvres savent qu’ils n’ont rien à perdre.