Il y a un temps pour la réflexion et un temps pour l’action. Il y a aussi nécessairement le temps des interrogations. Simple question devenue incontournable : l’UGTT est-elle encore dans son rôle quand elle s’obstine à s’immiscer partout, à interférer dans l’action gouvernementale, à vouloir décider en lieu et place des acteurs politiques ?
De quoi mettre en péril le dialogue social en gestation. Un dialogue qu’on voudrait rénové, bien de son époque, qui consacre à la fois l’adhésion des salariés et de l’Administration aux valeurs et à la culture de l’entreprise investie elle-même de nouvelles responsabilités sociales.
L’UGTT, celle qui fut et reste notre principal acquis et notre fierté nationale, ne peut tout se permettre au risque de se déconsidérer et de se décrédibiliser. Elle ne doit pas s’aventurer en dehors du champ et périmètre d’action que lui prescrit sa vocation originelle : défendre les droits des salariés et de ses adhérents. Immense mission en ces temps agités par les difficultés des transitions politiques et économiques. Elle est certes dans son rôle de veille et de force de rappel. Mais le pays vit un tournant inédit, un moment historique d’une grande gravité qui l’obligent à plus de retenue, d’humilité et de sacrifices pour ne pas ajouter la crise à la crise.
La centrale ouvrière est en droit de dénoncer l’envolée des prix, la détérioration du pouvoir d’achat, la dépréciation – dont on ne voit pas la fin – du dinar, la fraude fiscale… Mais son réquisitoire aux intonations martiales gagnerait en crédibilité si elle parvenait à assumer ses propres responsabilités dans la chronique de cette débâcle annoncée. Elle n’est plus dans rôle quand elle se mure dans le refus – pour des raisons purement idéologiques – des privatisations d’entreprises publiques sans qu’aucune considération d’ordre stratégique ou de service public ne justifie leur maintien dans le giron de l’Etat. Celui-ci ne peut être à la fois éternel gérant et stratège.
Pour preuve, la situation désastreuse et insoutenable des entreprises publiques. Elles obèrent le budget de l’Etat qu’elles contribuaient à alimenter par le passé. Elles ne sont maintenues artificiellement en activité que pour préserver les privilèges, les rentes de situation et pour saigner les contribuables. Elles nous coûtent plus qu’elles nous apportent qui puisse justifier leur statut. Elles croulent sous le poids du sureffectif, des déficits et des dettes que rien ne justifie. Elles plombent la croissance et planifient le déclin économique du pays.
La privatisation, sans que cela ne prenne nécessairement la forme d’une dénationalisation – nous fera engranger, en ces temps de sinistrose, plusieurs points de croissance et des milliers de vrais emplois supplémentaires. Elles gagneraient en efficacité et le pays en prospérité. Il faut se méfier des idéologies quand celles-ci s’opposent aux règles de bonne gouvernance. Cela vaut pour l’UGTT comme pour le reste de la classe politique. Le droit d’ingérence de la centrale ouvrière nous conduit indéniablement sur des terres dangereuses – pas si inconnues que cela – loin en tout cas des sentiers d’une croissance forte, durable et tranquille pour ainsi dire. Ce rôle quasi -tutélaire qu’elle s’arroge, incommode et gêne l’action gouvernementale. Il contribue à diffuser le trouble, les frustrations et le désenchantement chez les patrons comme chez les salariés et les sans- emploi. Il semble même, par certains aspects, d’un autre âge, à des années lumière d’un authentique dialogue social en cohérence avec les exigences de la mondialisation des économies.
L’UGTT est sans conteste en droit de soutenir les revendications des salariés – et des autres – victimes de l’inflation et de la dégradation de leur pouvoir d’achat. Mais elle doit en même temps avoir la vision, la lucidité et le courage de rappeler sa propre base syndicale à ses responsabilités. Car la hausse des prix, la dépréciation ininterrompue du dinar ont d’autres origines, d’autres causes que le déficit de volontarisme, la hausse des coûts des matières premières, les dysfonctionnements en tout genre, les ententes monopolistiques, la profusion de la spéculation ou l’explosion de la demande si tant est qu’elle soit encore possible. Il faut aussi se rendre à l’évidence : derrière l’explosion des prix et la dégringolade du dinar, il y a aussi la hausse des coûts salariaux, aussi faibles soient-ils, quand ils ne sont pas compensés et corrigés par des gains de productivité.
Le salaire, c’est la productivité. La logique, la sagesse voudraient qu’on traite simultanément et avec la même ferveur les deux termes de l’équation. Sinon il risque de ne pas y avoir de solutions satisfaisantes et durables. Auquel ces, on éloignera pour toujours toute perspective de redressement économique et d’amélioration du niveau de vie des salariés, des retraités et des chômeurs en attente d’un emploi. L’UGTT le sait et ne peut l’ignorer : elle serait bien inspirée, à et égard, de faire campagne auprès des siens pour gagner la mère des batailles, celle de la productivité aux seules fins aujourd’hui d’enrayer notre déclin économique.
La Tunisie n’est pas une île isolée du monde : nos salaires et nos emplois se jouent, se gagnent ou se perdent au plan mondial dans le tourbillon de la compétition internationale. Nous sommes confrontés à de redoutables compétiteurs dont l’agressivité commerciale n’a d’égale que leur capacité d’innover, de se réinventer et de se surpasser. Nos emplois et notre niveau de vie en dépendent.
Le gouvernement Chahed, né d’une alchimie politique estampillée gouvernement d’union nationale pas forcément du meilleur cru managérial, a besoin de répit et de temps pour résorber un tant soit peu les déficits, les dérapages, la débâcle de six années d’instabilité gouvernementale, politique économique et sociale. Il lui faut un appui et un soutien politique et moral de tous les instants pour engager les nécessaires réformes structurelles longtemps différées sans lesquelles tout gouvernement – quel qu’il soit – se priverait des moyens et de marges de manœuvre pour retrouver les chemins d’une croissance inclusive.
Il doit être assuré de l’engagement et de l’implication de tous pour réformer l’Etat, la fiscalité, le marché du travail, les régimes de retraite, la Caisse de sécurité sociale, les subventions au titre des dépenses de consommation, l’enseignement… Le gouvernement, pourtant bousculé, harcelé de partout a eu le courage de déclarer la guerre à la corruption tout en s’exposant aux représailles du crime organisé qui fait désormais florès. Il n’a peut-être pas encore défini un cap précis, mais les premières indications devraient pouvoir lui valoir l’adhésion de celles et de ceux qui s’alarment de la prolifération de la corruption, contaminant et gangrenant tout sur son passage. Celle-ci est d’autant plus nécessaire qu’il est pris dans l’étau de contraintes budgétaires en même temps qu’il s’évertue à éteindre du Nord au Sud plusieurs foyers de tensions extrêmes, d’insoumission et de quasi-révolte d’essence très politique politicienne même si les conditions économiques et sociales s’y prêtent.
Ce réveil tardif, brutal et simultané a de quoi troubler. Il n’en pose pas moins de graves interrogations sur les dessous de cartes voire de sombres desseins inavoués.
L’heure est grave. Le pays lutte pour sa survie. L’UGTT, celle de Hached, doit retrouver son rôle de pilier de l’indépendance nationale avec le souci de devoir protéger autant nos entreprises que l’intégrité du territoire. La Tunisie a certes besoin d’un syndicat fort, suffisamment représentatif pour canaliser et contenir les revendications de sa base. Mais elle a besoin aujourd’hui, – il en est ainsi partout conformément à l’air du temps – d’un syndicalisme « constructif » qui s’interdise toute opposition frontale avec le gouvernement et le patronat. Il en fut ainsi à sa naissance au plus fort de la lutte contre le Protectorat et plus tard, le sous-développement.
Il y a une limite à toute forme d’ingérence. Le pouvoir ne se partage pas avec ou sans le pacte de Carthage. L’UGTT ne peut s’ériger à la fois en un acteur social, économique et politique. On sait ce que coûteraient aux uns et aux autres les périodes de rupture, de tensions, de guerre froide ou ouverte. Le présent se conjugue trop souvent au passé. La Tunisie n’échappera pas à son destin. Elle risque d’être de nouveau rattrapée par son histoire et ses démons de toujours.
Le pays est si soucieux de la réussite du gouvernement, engagé dans une véritable course à la recherche de la croissance fût-ce dans les contrées lointaines outre-Atlantique et si respectueux de la centrale syndicale pour ne pas voir surgir de nouveau le spectre d’un violent affrontement que rien ne pourra empêcher. On n’ose même pas en envisager les conséquences.