La Tunisie fonce, à «fond la caisse», vers l’édification de sa démocratie, une première au monde arabe ! Ce faisant, le pays s’endette à un rythme mirobolant, insoutenable par une économie déjà sinistrée et exsangue. Une situation inusitée qui suscite trois questions :
- Pourquoi la démocratie tunisienne est-elle encore sans garde-fou anti-dette ?
- Pourquoi tant de laisser-aller et de laisser-faire à une étouffante dette, alors que la démocratie peine à se tenir debout ?
- Au demeurant, une démocratie à crédit peut-elle donner autre chose qu’une démocratie au rabais ?
La démocratie s’installe, la dette s’emballe !
La démocratisation de la Tunisie se fait à grands frais et avec plein de gaspillages défrayés principalement grâce au dopage de la dette. En revanche, et par effet de boomerang, la dette accumulée mine déjà l’action de l’État.
Le FMI s’en inquiète tellement, au point de s’inviter dans le décor, pour dicter des mesures drastiques et exiger une reddition de compte mensuelle (36 d’indicateurs), le tout pour venir au secours d’une démocratie encore démunie en expertise économique et infestée par une gestion partisane et pas suffisamment axée sur les résultats.
C’est un vrai paradoxe tuniso-tunisien ! Un paradoxe qui intrigue bien d’économistes qui croient dur comme fer que les démocraties s’auto-immunisent dès leur naissance contre l’addiction à la dette, notamment grâce à une discipline budgétaire sans faille et à un «pare-feu» anti-dette.
Endiguer la dette ne peut pas aucunement se faire sans rigueur fiscale, sans gouvernance apte à «faire plus avec moins», et surtout sans un État protecteur des générations futures contre les velléités dépensières (dettes) de leurs aïeux.
La démocratie tunisienne est bel et bien atypique, boulimique en dette et anormalement budgétivore. Depuis 2011, la dette brute totale (dette publique, dette intérieure et dette extérieure) a explosé exponentiellement pour atteindre 130% du PIB en 2017. Le total de la dette brute croit annuellement à une moyenne de 8% (en dinar courant).
La Tunisie s’endette à un taux d’intérêt moyen de l’ordre de 4,9%, alors que les taux intérêts sur les marchés internationaux sont inférieurs à 1% en moyenne (taux nominaux) pour les prêts octroyés aux démocraties solvables, crédibles et averses à l’endettement.
L’incurable addiction à la dette en Tunisie
L’emprise du cercle vicieux de l’endettement affecte déjà le gouvernement dans ses missions principales et dans ses engagements budgétaires: services de la dette, salaire des fonctionnaires, pension de retraite, sécurité sociale, infrastructure…
Seule rescapée du Printemps arabe, la Tunisie post-2011 viole sciemment la prémisse voulant que la démocratie ne peut se faire à crédit et par uniquement la quête de l’aide internationale.
En Tunisie, les gouvernements post-2011 ont, sans exception, abusé de l’usage des «cartes de crédit». Le gouvernement s’endette pour tout et pour rien, même pour financer de la consommation ostentatoire au détriment des investissements productifs.
La Tunisie s’enfonce à vue d’œil dans la «trappe de l’endettement», une situation gravissime où le gouvernement s’endette pour payer ses vieilles dettes rendues à échéance. Comme si une famille utilisait une carte de crédit pour solder la dette d’une autre carte de crédit, au risque de voir sa banque bloquer toutes ses cartes de crédit, décrétant de facto la faillite du titulaire du compte.
Depuis 2011, Fitch rating a dégradé 3 fois la cote de crédit de la Tunisie, justement pour signaler la trappe de l’endettement et ses néfastes méfaits.
Responsabilités politiques, immaturité collective!
Quatre facteurs expliqueraient l’addiction à l’endettement en Tunisie.
- Partis politiques; aveuglement volontaire et opportunisme électoral
Aucun des partis politiques de la scène politique actuelle n’a inscrit la lutte à l’endettement dans les priorités de son agenda politique. Aucun, mais vraiment aucun! Et cela en dit long sur l’irresponsabilité politique face à l’endettement de la Tunisie.
Tous les partis politiques sont to de go pour la dette, et tous les moyens sont bons pour s’accrocher au pouvoir.
Or, dans les démocraties qui se respectent, les partis de droite, les partis conservateurs et même certains partis centristes inscrivent l’enjeu de l’endettement en tête des priorités de leur agenda politique. Cela finit par inscrire l’enjeu de l’endettement dans l’agenda politique du pays.
En Tunisie, les partis se positionnant à droite du spectre des idéologies politiques ferment les yeux sur la dette et occultent les méfaits de la dette excessive (inflation, chute de productivité, instabilité monétaire, érosion de la compétitivité, chômage, dévaluation, paupérisation, etc.).
C’est plutôt inquiétant, l’enjeu de la dette constitue le parent pauvre de l’agenda politique de la Tunisie démocratique. Pour les partis, cet enjeu est jugé moins mobilisateur de votes lors des élections.
Depuis 2011, les campagnes électorales tunisiennes carburent aux promesses des dépenses additionnelles (et donc de dettes). Aucun parti n’ose promettre un régime minceur pour la dette et pour l’État.
Les partis politiques de la démocratie tunisienne sont encore immatures au regard de l’endettement. Ils sont encore très loin de pouvoir légiférer au sujet de dette (Loi sur le déficit zéro) afin d’éviter d’hypothéquer les générations futures.
Cela doit changer, faute de quoi les partis politiques au pouvoir (coalition) finiront par noyer le pays dans le surendettement, pour ensuite le brader aux plus offrants et en pièces détachées (banques, ports, sociétés d’État, patrimoine, etc.).
- Un électeur médian encore insouciant et profane
En Tunisie, l’illettrisme sévit de manière plutôt dramatique dans les régions reculées et chez les catégories vulnérables (femmes, ouvriers, vieux, ruraux, etc.). Mais l’illettrisme financier est encore plus répandu et bien plus inquiétant. L’examen des débats parlementaires télévisés et des forums de discussion sur les réseaux sociaux montre l’ampleur de l’illettrisme financier et des amalgames économiques au sujet de la dette.
Le citoyen ordinaire et l’électeur médian (centriste) sont très souvent incapables de comprendre le calcul basé sur les taux d’«intérêt composé», la notion du service de la dette, le fardeau de la dette, la discipline fiscale, les cotes de crédit, la solvabilité, etc.
Bref, l’électeur médian est juste bon pour revendiquer et mettre de la pression sur le gouvernement, ignorant tout sur les impacts de ces revendications sur la dette publique.
Plus grave encore, une centaine d’élus et une douzaine de ministres actuellement en poste démontrent, par les verbatims de leurs discours publics qu’ils n’ont jamais pris le temps de comprendre les fondamentaux de l’économie publique, et jamais feuilleté un seul livre introductif, même pas un du genre «finances publiques pour les nuls»!
Le gouvernement doit imposer des mises à niveau et des formations obligatoires, comme préalables aux nominations à titre de ministre, de secrétaire d’État, de gouverneur, d’ambassadeur, de consul, de directeur général, etc.
La démocratie en Tunisie ne peut pas prendre le risque de continuer à se faire gouverner par des profanes en finance publique et des ignorants notoires en économie-politique.
Les experts internationaux (FMI, Banque mondiale, PNUD) ont plusieurs fois noté leur désarroi face à certains de leurs interlocuteurs fonctionnaires et ministres incapables de définir correctement les missions de l’État et d’identifier/calibrer les instruments d’intervention requis pour contrer les déséquilibres macro-économiques de la Tunisie démocratique.
- Les médias officiels, peu regardants et peu fiables au sujet de l’endettement
Qu’on le veuille ou non, la quasi-totalité des médias tunisiens n’est pas encore en mesure d’assumer le rôle d’informateur et de vulgarisateur relativement à la dette. Le pouvoir médiatique (4e pouvoir des démocraties modernes) ne démontre pas d’engagement notable pour lutter contre la dette et ses méfaits. Pire encore, les défis de la lutte à l’endettement restent un sujet tabou et un grand absent des débats médiatiques.
Les émissions populaires (à l’aune de l’audimat) sont encore animées et structurées de façon très peu avertie des enjeux économiques et des impacts financiers des choix publics. Pour ces émissions, les faits divers et la Politique politicienne écrasent comme jamais les enjeux économiques et financiers.
Un grand nombre de journalistes vedettes des grands médias tunisiens est encore capable de confondre les milliers et les millions, le dinar courant avec le dinar constant, les % et les points de %, l’actif et le passif!
L’illettrisme financier s’ajoutant à un faible niveau en numératie ne fait qu’embrouiller davantage le citoyen… et discréditer encore plus certains médias!
Des journalistes incompétents en finance publique ne peuvent être crédibles pour promouvoir les enjeux de la dette et la propulser dans l’agenda politique de la jeune démocratie.
La démocratie en Tunisie a besoin de journalistes compétents, fiables et capables de traiter des enjeux économiques d’actualité, dont la dette et ses véritables méfaits sur le bien-être collectif.
La non-maîtrise de l’anglais par une écrasante majorité de journalistes tunisiens ne fait qu’accentuer le topo et ses pervers. Pourtant, le FMI et les instances internationales du développement publient leurs analyses économiques principalement en anglais.
- État-providence et amalgames liés
Le contexte précédemment décrit favorise un esprit d’assisté, déjà très présent chez de larges franges de la société tunisienne.
La notion de l’État-providence est diversement comprise. Pour la majorité des citoyens tunisiens, l’État détient un pouvoir ultra-«magique»; il peut/doit tout faire pour ses citoyens, imprimer de la monnaie, la distribuer en salaire, recruter sans limites, et bien plus!
Pour l’opinion publique, l’État est sommé de se débrouiller davantage pour mobiliser toujours plus d’aide internationale. Cette aide est perçue comme un «don du ciel», comme une générosité philanthropique, comme gratuite et sans contreparties!
Plusieurs dissonances cognitives et amalgames entourent encore la perception de l’État à l’ère d’une démocratie qui s’offre parfois des réglementations ambitieuses et des lois avant-gardistes, sans nécessairement avoir les moyens de les appliquer correctement faute de moyens budgétaires endogènes.
De telles dissonances empêchent le citoyen et l’électeur médian d’avoir une vue éclairée sur les véritables enjeux de l’endettement. À se demander si le citoyen-électeur arrive raisonnablement à faire correctement ses choix électoraux; pour qui voter, pourquoi et sur la base de quel critère politique.
En guise de conclusion, le gouvernement, le parlement, les médias et la société civile doivent agir de concert et rapidement pour sevrer la démocratie tunisienne de son addiction chronique à la dette.
Les partis politiques et les syndicats doivent sortir de leur léthargie, pour repenser sans tarder leur lecture des enjeux de la dette, soigner leur myopie et mutisme à l’égard de la gravité de l’endettement de la Tunisie.
Le tout pour gouverner une démocratie moderne et de façon responsable, viable bannissant les méfaits intergénérationnels et intragénérationnels de l’endettement.