Signe des temps ! On spécule déjà sur 2019, alors que le pays vit d’expédients, au jour le jour, sans avoir l’assurance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, accablés que nous sommes par d’énormes difficultés économiques et financières.
Au sein de la classe politique, on ose encore parler d’avenir lointain, comme si le navire Tunisie voguait paisiblement sur des mers calmes et tranquilles. On n’a aucune gêne de laisser croire, contre toute vraisemblance, qu’il arriverait à bon port à cette échéance, oubliant au passage qu’il prend déjà eau de toutes parts. La vérité est que le bateau est à la dérive, pas loin d’échouer et de s’envaser dans les sables mouvants des déficits et de la dette extérieure.
Sur ce chapitre peu reluisant de la politique, Rached Ghannouchi paraissait jusque-là plus averti, plus rompu aux joutes et aux arcanes politiques, plus prompt et plus habile – à défaut même d’être convaincant – à sortir de situations difficiles, sinon périlleuses qu’il ne l’a été à l’occasion de ses déclarations sur le plateau de télévision de Nessma, le 1er août 2017. Plus que d’une brise d’été, ses propos ont fait l’effet d’une bourrasque quand il s’est cru en droit ou en capacité d’exhorter Youssef Chahed à renoncer à toute ambition présidentielle en 2019. Comme s’il pouvait se permettre en démocratie ce genre de fatwa. Sans que l’intéressé n’eût fait la moindre déclaration, voire une quelconque insinuation dans ce sens. Serait-il d’ailleurs habité par cette idée que rien ne devrait le contraindre d’y renoncer, si ce n’est son propre niveau d’appréciation de ses chances de succès. La démarche du président d’Ennahdha est terriblement décalée, on ne peut plus choquante et de surcroît contre-productive. A moins que ce ne soit là le but de la manœuvre. Auquel cas, il y aurait fort à craindre pour la survie de Nida Tounès, qui n’en finit pas de se diviser, d’éclater et de se fragmenter.
Triste époque et triste classe politique, réduite à des querelles de chapelle, de clocher, à des guerres de positions, au mépris de l’intérêt général. Où sont passés vision et grand dessein national ? Les formations politiques, ou qui s’apparentent comme telles, sans véritable projet d’avenir et à l’idéal républicain chancelant, ont si peu de perspectives à offrir aux générations présentes et futures. Elles ont saigné à blanc le pays, aux seules fins d’assouvir leur soif de conquête du pouvoir, fût-ce sur les ruines et les débris d’une économie qui a perdu la maîtrise de son destin, ballottée qu’elle est par l’explosion de mouvements de contestation que plus rien ni personne ne semble pouvoir ou vouloir arrêter, sinon encadrer.
On est réduit au final à espérer une éclaircie – qui s’annonce – dans le secteur touristique, une accalmie dans le bassin minier, une reprise problématique de la production pétrolière, et la clémence du ciel, prélude à une bonne campagne agricole. Autant dire, prolonger l’attente, dans l’espoir de voir renflouer les caisses désespérément vides de l’Etat, faire refluer le chômage des jeunes en particulier et contenir la dette qui compromet et hypothèque l’avenir. Le pays a déjà basculé dans le bourbier et le cycle infernal de l’endettement. Il n’est plus en situation, ni en capacité de le maîtriser et de faire face aux échéances, sinon en empruntant davantage et davantage encore, avant le dépôt de bilan définitif. Difficile de sortir de ce cercle vicieux, à Exit toute vision industrielle !
Le pays est en attente d’une véritable politique industrielle. Pas étonnant qu’il manque d’horizons, de visibilité et de perspectives. Et c’est là que réside la véritable menace. L’industrie manufacturière, autrefois fer de lance de l’économie, est en net recul et nos parts de marché dans le monde sont en chute libre. Le pays n’a plus la maîtrise de son expansion industrielle, au moment où paradoxalement, des voix s’élèvent partout pour changer de modèle de développement sans rien proposer en retour. On n’en voit ni contenu ni contour crédibles. La classe politique et la société civile multiplient à l’envi ces incantations, comme pour se donner bonne conscience, sans qu’on ne voie rien venir sur le front de la production qui puisse nous redonner espoir.
Pendant ce temps, le travail diminue et le déficit commercial se creuse dangereusement, rendant encore plus insoutenable et plus problématique le poids de la dette qui culminera, d’ici la fin de l’année, à près de 75% du PIB. On n’ose imaginer ce qui attend nos enfants et petits- enfants, victimes expiatoires de nos négligences, de notre insouciance, de nos errements et de notre irresponsabilité.
Au rythme auquel prolifèrent la saleté dans les villes, la désertification des campagnes, les dépôts de bilan des entreprises et le déclin industriel, il est à craindre que le pays, déjà exsangue, n’ait plus les ressources nécessaires pour aborder 2019 – et dans quel état d’esprit. Oser parler aujourd’hui de cette échéance ajoute à la confusion.
Le pays vit déjà mal le cynisme et l’indécence politiques qui font florès pour ne plus tolérer de nouveaux écarts qui pourraient déstabiliser la démocratie naissante.
Le constat est amer. La croissance est au plus bas et n’arrive plus à décoller. Les finances publiques sont au rouge vif. Le déficit extérieur explose, le dinar poursuit sa chute infernale, la dette a dépassé son seuil d’alerte. Le chômage bat chaque mois ses propres records, l’envol du coût de la vie menace la cohésion sociale et la compétitivité des entreprises. Les régions sont au bord, sinon en situation de rébellion permanente. Et la confiance tarde à se manifester. On ne s’étonne plus alors du discrédit de la classe politique et du désaveu des Tunisiens. Il y a comme un climat chargé d’incertitudes et de tourments, qui a fini par jeter un épais voile sur les prochaines échéances électorales sans que l’on sache si les Tunisiens ont encore l’envie. Le voudraient-ils ? Et pourquoi faire ?
S’ils s’en détournent aujourd’hui, ils ne démissionnent pas pour autant. Il n’y a pas chez les héritiers de Carthage de fatalité à la résignation. Les femmes de Tunisie, dont on disait du temps même de la lutte pour l’indépendance qu’elles sont l’avenir de l’homme, en ont fait la démonstration. On leur doit le retour à la liberté et le frémissement démocratique post-révolution. L’aventure féminine avait commencé le 13 août 1956 avec la promulgation du Code du statut personnel pour atteindre son apothéose le 13 août 2013 avec les résultats que l’on sait. Elles ont depuis marqué de leur souffle et de leur combativité les élections de 2014. Et elles n’ont pas dit leur dernier mot. Les politiques sont avertis. Avis de tempête moins d’un réveil, d’un sursaut et de révisions déchirantes. A moins de retrouver les chemins vertueux de la clarté, de l’investissement, de l’innovation, de l’effort, de la rigueur et du… travail.
L’ennui est qu’aujourd’hui, en pleine effervescence et agitation démocratiques, on en vient à implorer le ciel, à spéculer sur l’attitude des touristes étrangers, sur le comportement des grévistes du Groupe chimique et des champs pétroliers.
Autant de facteurs exogènes qui échappent – la situation étant ce qu’elle est – à l’emprise de l’Etat. Au fond, on ne parvient pas à s’affranchir de cette triste mentalité de rentier, qui nous exonère d’effort, d’ingéniosité et de labeur pour affronter les principaux défis et nous imposer de vrais challenges.
Quid du défi industriel et de quel défi parle-t-on ? On ne voit pas émerger – ou en tout cas pas suffisamment – les nouveaux relais de la croissance.