Le génie de Bourguiba est que, moins de cinq mois après l’indépendance, il a réussi à faire adopter le Code du Statut Personnel, une loi révolutionnaire, compte tenu du très modeste niveau de développement économique, politique et social de la Tunisie de 1956. Son génie est d’avoir pris de court les autorités religieuses rétrogrades : il ne les a pas consultées; il ne leur a pas fourni l’occasion de discuter le projet et donc de le descendre en flammes; il leur a coupé l’herbe sous les pieds en les mettant devant le fait accompli. Les milieux religieux et rétrogrades n’avaient rien pu faire alors, sinon ruminer leur amertume et promettre l’enfer à Bourguiba l’ «impie».
Le génie de Bourguiba est d’avoir su jusqu’où aller pour ne pas faire échouer tout le projet. Il savait que l’interdiction de la polygamie ne mettrait pas en péril son projet de promotion du statut de la femme pour une raison simple : la plupart des Tunisiens n’étaient pas polygames à l’époque, soit par conviction, soit par manque de moyens de subvenir aux besoins de quatre femmes et de leurs enfants. Par conséquent, dans l’esprit de Bourguiba, l’interdiction de la polygamie ne sera que la légalisation d’un état de fait par le biais d’une loi qui serait en même temps le cadre juridique où seront consignés les droits fondamentaux de la femme tunisienne.
Le succès était total puisque la levée des boucliers contre le CSP était insignifiante. Elle n’a concerné que quelques cheikhs rétrogrades et les rares personnes ayant les moyens d’aligner quatre femmes dans la même maison ou dans des foyers différents.
Les choses auraient été différentes et le projet du CSP aurait été mis en danger, si Bourguiba avait poussé la témérité jusqu’à inclure dans son projet le principe de l’égalité homme-femme en matière d’ héritage. La sagesse voulait de ne pas toucher à cet immense acquis masculin, car ce problème ne concerne pas seulement la minorité des familles riches, soucieuses de pérenniser le principe de la prééminence des héritiers par rapport aux héritières, mais même les familles modestes où l’objet de l’héritage ne dépasse guère une maison ou une boutique. Riche ou pauvre, le frère n’accepte pas de bon gré de partager à égalité avec sa sœur les biens légués par les parents. Imposer cela en 1956 par une loi aurait déchaîné une grande fureur masculine qui aurait fait échouer l’ensemble du projet du CSP.
Soixante-et-un ans après l’adoption du CSP, on en est toujours au même point en matière d’ héritage : deux tiers pour le garçon, un tiers pour la fille. Pendant six décennies, ce problème n’a pratiquement jamais été évoqué, bien que les mentalités aient évolué, et bien que pas mal de familles tunisiennes optent d’elles-mêmes pour le partage égal entre frères et sœurs de l’héritage. Elles sont minoritaires certes, mais elles existent.
Quelques intellectuels et intellectuelles posent de temps en temps le problème de l’égalité en matière d’ héritage à travers des articles de presse ou de débats télévisés ou radiodiffusés. Mais ces voix restent marginales dans la mesure où elles n’ont pas réussi à imposer un débat national sur le sujet.
Cependant, depuis quelques mois, des représentants de la classe politique (députés, dirigeants de partis, hauts responsables) commencent à soulever le problème et à défendre ouvertement l’égalité homme-femme en matière d’ héritage. Cette ouverture timide de la classe politique sur un sujet longtemps considéré comme tabou vient de recevoir un appui aussi inattendu que spectaculaire, celui du Président de la République.
En effet, beaucoup de Tunisiens ont été agréablement surpris par le Président Béji Caïd Essebsi qui, dans son discours du 13 août devant un auditoire majoritairement féminin, a estimé qu’il est temps de remédier à cette injustice à l’égard des femmes, ouvrant ainsi la voie à un débat national qui promet d’être des plus chauds et des plus controversés.
Certes, comme le président s’y attendait sans doute, la levée des boucliers a été pratiquement instantanée. Elle vient évidemment des courants islamistes rétrogrades qui tentent toujours de se convaincre qu’en s’obstinant à ramer à contre-courant, ils arriveront à maintenir indéfiniment des acquis masculins injustes assurés durant des siècles par des traditions obsolètes.
Le plus prompt à réagir négativement au discours de BCE est le chef nahdhaoui Abdellatif Mekki. Il était furieux et dans tous ses états, qualifiant de «très dangereux» le discours de BCE sur l’égalité de l’ héritage. Ce n’est guère étonnant de la part de ceux qui sont habitués à ramer à contre-courant. Le débat est lancé. Les forces rétrogrades tenteront, et c’est leur nature, de tirer vers l’arrière, mais n’empêcheront pas l’Histoire d’avancer.
au niveau endogène, clanique, tribal ou collectif, il s’agit d’une équation à somme zéro :
si ma sœur prend une moitié pour l’emmener dans une autre famille, la femme qui viendra (par alliance) dans la mienne n’apportera qu’une moitié.
Donc se jouera ainsi la compensation au niveau sociétal général.
Il ne s’agit pas ici de faire les comptes des gains et des pertes au niveau familial et »sociétal général », mais de défendre un principe universel d’égalité entre homme et femme que des forces rétrogrades et obscurantistes s’entêtent toujours à combattre.
tout à fait d’accord avec vous sur les principes et les fondements ;
mais il y a tant de sujets brûlants et plus urgents qu’il n’y a pas lieu en la conjoncture désastreuse générale d’alimenter de nouveaux foyers de tension internes et externes.