Si le discours décliniste sur le «dépérissement» et «la fin de l’Etat» s’est banalisé, il est contrebalancé par certains indices qui attestent au contraire d’un «retour» de l’Etat, tel un Sphinx des temps modernes. Mieux, l’Etat n’aurait jamais cessé de croître. Discours et analyses contradictoires témoignent de l’impossibilité d’assigner à l’Etat un «état» univoque, statique, définitif. L’Etat est l’objet de dynamiques hétérogènes qui recomposent certains éléments constitutifs de cette forme particulière d’organisation politique.
Les rapports entre le politique et l’économie, entre l’Etat et la société, renvoient à un large éventail de représentations de l’Etat, entre l’Etat minimal, l’Etat interventionniste et l’Etat communiste dirigiste absolu. Cette dernière catégorie étant tombée en désuétude, il est commode d’opposer les idéaux-types classiques conçus par les pensées libérales et interventionnistes: État gendarme versus Etat providence, État-puissance publique versus Etat-services publics… En ce début de XXIe siècle, dans un contexte général marqué par la mondialisation économique, le rôle de la puissance publique et le périmètre de son action font l’objet d’une réévaluation continue depuis les années 1980.
A partir des années 1970-1980, la crise de l’Etat providence (liée au ralentissement de la croissance économique et au coût budgétaire et social afférent), la mondialisation et la montée de la pensée néolibérale entraînent un recul du dirigisme économique et de l’interventionnisme étatique. Les règles internationales- issues en particulier du droit de l’OMC, et prolongées le cas échéant par le droit de l’UE- de libre-échange et de libre concurrence encadrent les activités de la quasi-totalité des Etats. Le discours de l’intérêt général inclut désormais – y compris en France- une logique managériale de «recherche de la performance d’un ‘Etat qui marche mieux et coûte moins cher’» (R. Denoix de Saint Marc, 2016, p. 84). Les fonctions traditionnelles de l’Etat providence (prestataire, opérateur et redistributeur) s’estompent. Outre les réformes touchant à l’organisation de l’Administration, de la fonction publique et des finances publiques, la tendance structurelle est au désengagement de l’Etat et à la désétatisation des politiques publiques. Pareille reconfiguration des fonctions de l’Etat déborde l’opposition entre «Etat gendarme» et «Etat providence»…
Le déploiement des concepts «moins d’Etat» ou «Etat minimum» dans un contexte conjuguant crise de l’Etat providence et montée de la mondialisation économique, s’est traduit par une réduction de son champ d’intervention et une transformation de son rôle (en faveur du transfert progressif de ses missions à la sphère privée). La figure englobante de l’Etat régulateur est elle-même questionnée par le développement d’espaces contrôlés par des régulateurs privés.
Ce mouvement est aussi lié à la conception de l’Etat promue par l’idéologie libérale depuis les années 1970. Celle-ci a nourri une nouvelle vague massive de mondialisation économique et commerciale soutenue par les Etats (par des accords de libéralisation des échanges) et par les organisations internationales économiques et financières (du FMI à l’OCDE), favorables à une réduction drastique du secteur public (désengagement de certains domaines, redéfinition/réduction massive de son périmètre d’action en tant que producteur de biens et de services, mais aussi privatisation totale ou partielle des entreprises publiques) et de la fonction publique, à une baisse des dépenses et des prestations sociales, à un repli de l’interventionnisme public (dérégulation), etc. La contestation de la légitimité et de l’efficacité de l’intervention multiforme de l’Etat a nourri le mouvement de désengagement.
Malgré la multiplication des facteurs de dissolution de sa puissance, l’Etat demeure le cadre privilégié d’exercice du pouvoir. Les sociétés expriment encore et toujours un besoin, une «attente» voire un «désir» d’Etat. Lorsque la défiance s’exprime, elle vise moins la figure abstraite que ses représentants. De plus, la signification de cette défiance n’est pas univoque: celle-ci peut traduire aussi bien un sentiment de «trop d’État» (réglementation, impôts, etc.), un «mal d’Etat» (qui vise moins l’être abstrait que ses représentants : inefficacité, corruption, etc.) qu’un «déficit d’Etat» (besoins sociaux non satisfaits par les services publics, effets de la dérégulation, etc.).
Si une «demande d’Etat» est encore inscrite à l’agenda politique des sociétés modernes, c’est l’objet de cette demande qui reste à définir. La multiplication des facteurs de dissolution/dilution de la légitimité et de l’autorité de l’Etat pose moins la question de la «fin» de l’Etat, que celle de ses fins : doit-il et (comment) peut-il répondre aux besoins exprimés par ceux qui relèvent de son autorité et protection?
Béligh Nabli, L’Etat. Droit et politique, Armand Colin, 2017.