L’État a longtemps conjugué le monopole de la souveraineté et la supériorité de sa puissance internationale. Un statut unique et privilégié de plus en plus contesté. L’ordre international ne se réduit plus à un ordre interétatique.
La mondialisation a ouvert une ère marquée par l’interdépendance des acteurs étatiques et non-étatiques (M.-C. Smouts, 1998) et la remise en cause d’un ordre international fondé sur la frontière étatique, en raison de la multiplication des rapports entre acteurs appartenant à des États différents et de la capacité d’acteurs privés d’établir des relations qui font fi des frontières comme de l’autorité étatiques (B. Badie, 1995).
La multiplication des échanges – commerciaux, financiers, intellectuels… –, les transformations de l’économie internationale qui tendent à créer un marché (mondial) unique pour les biens, les services, le capital et le travail, … Ces processus échappent pour une large part au contrôle des États et entraînent l’affirmation d’acteurs non étatiques (fussent-ils indirectement liés à des puissances étatiques), qui concurrencent la puissance de l’État.
Sur le plan économique, l’accroissement tendanciel des moyens d’action des multinationales leur offre un pouvoir d’influence croissant sur les États, y compris lorsqu’il s’agit de pays développés et démocratiques. Dès la fin du XIXe siècle, les États-Unis ont dû adopter le Sherman Antitrust Act de 1890 qui précise les premières règles contre les monopoles.
Durant et après la colonisation, les multinationales occidentales ont été considérées comme les instruments des politiques impérialistes dans les pays du Sud. Le nouveau mouvement de mondialisation a renforcé la puissance des firmes multinationales, et la liberté de circulation des biens, des services et des capitaux a de surcroît offert aux opérateurs économiques la possibilité de définir des stratégies d’évitement des contraintes étatiques, de mettre les États en concurrence et de développer production, commercialisation et investissement dans des pays différents.
Les marchés financiers et les sociétés multinationales ont déterritorialisé certaines de leurs activités économiques, de sorte que l’État éprouve les pires difficultés à imposer sa réglementation nationale sur son propre territoire, en matière fiscale, sociale, etc. Non seulement la régulation du cyberespace échappe en partie au contrôle (inter) étatique, mais des entités privées sont en mesure d’influencer des marchés financiers et (donc) les États.
Ainsi, les agences internationales de notation (les principales sont les groupes américains Standard and Poor’s et Moody’s, qui représentent près de 80 % du marché, et une agence à capitaux français, Fitch, qui en représente un peu plus de 10 %) sont des sociétés de droit privé qui jouent un rôle central dans le système financier international, puisqu’elles réalisent des évaluations sur la solvabilité financière (notamment) des États et le risque de non-remboursement des emprunts contractés.
L’appréciation des dettes souveraines par ces entités privées influence d’une part, les acteurs privés du financement direct de l’économie (banques, établissements financiers, bourses), d’autre part le taux d’intérêt auquel un État pourra contracter un emprunt (obligation). Une dégradation de la notation renchérit automatiquement le coût d’accès au crédit des emprunteurs, y compris lorsqu’il s’agit d’un État, jusqu’à lui interdire purement et simplement l’accès au refinancement sur les marchés financiers.
Les firmes transnationales peuvent également concurrencer l’autorité de l’État (tiers ou national). De grandes multinationales (Apple, Microsoft, General Electric, Total, etc.) ont acquis un poids financier comparable, voire supérieur à certains États, et sont en mesure d’imposer leur volonté à des gouvernements censés être indépendants.
Les entreprises de la Silicon Valley écrivent un nouveau chapitre de cette histoire du pouvoir capitaliste. En sus de l’accumulation de capital, leur maîtrise des technologies de l’information numérique leur permet d’offrir des services, des connexions et des technologies qui influent directement sur le mode de vie, de consommation et d’éducation des citoyens, en lieu et place des États. Elles assurent une large part de l’investissement mondial dans les innovations numériques, ce qui renforce leur influence. Elles construisent la matrice du futur en élaborant des programmes transnationaux d’intelligence artificielle ou de big data.
A l’inverse, à l’instar d’autres multinationales, elles paient peu d’impôts grâce à l’optimisation fiscale et sont en mesure de mettre en concurrence les États, en particulier en matière fiscale et réglementaire. Cette concurrence les affaiblit car elle les oblige à être moins disant, et à perdre ainsi le contrôle des instruments privilégiés de la politique économique…
Béligh Nabli, L’Etat. Droit et politique, Armand Colin, 2017.