Le rideau est tombé sur le remaniement ministériel. L’accouchement s’est fait dans la douleur. Il ne faut pas y voir un mauvais signe ; il peut même s’agir d’un bon présage. Laissons aux politiques, aux analystes qui écument la sphère médiatique et même aux historiens le soin d’épiloguer sur la composition et la nature du gouvernement Chahed II.
Les commentaires varient d’un camp à l’autre. Ce qui n’occulte en rien le fait que le nouveau gouvernement a gagné en valeur ajoutée avec l’arrivée de nouveaux venus, qui ont de solides attributs dans les fonctions ministérielles. On saura à l’épreuve des faits et à l’exercice du pouvoir s’ils peuvent remplacer les partants ou s’ils ne font que leur succéder.
Une chose paraît sûre : ce gouvernement est celui de la dernière chance, de l’aveu même du Président de la République, véritable orfèvre dans le maniement des mots et du verbe. Autant dire que le message vaut mise en garde. Cela n’a pas échappé à la vigilance du chef du gouvernement qui afficha aussitôt – et comme en réponse – sa détermination à partir en guerre contre le terrorisme, la corruption, les inégalités régionales et le chômage. Et pour mieux se faire comprendre, il annonce, l’air grave et le ton martial, un gouvernement de guerre. Il revient à la charge, persiste et signe au tout premier Conseil des ministres pour signifier que ce gouvernement ne sera pas celui de la main tremblante, dans le respect du droit et des lois républicaines. Il tire ainsi un trait sur toute forme d’hésitation, de questionnement excessif, de tergiversations, dont on mesure aujourd’hui le coût économique, social et financier. Au passage, il réitère sa volonté de construire de nouveaux liens de solidarité, d’élargir et de renforcer le socle de la cohésion sociale.
Gouvernement de la dernière chance, gouvernement de guerre… En toute logique, cela signifie qu’au-delà du fait qu’il n’a plus droit à l’erreur, il ne pourra plus battre en retraite. Les lignes de repli sont désormais coupées. Vaincre ou déposer les armes : le tableau de bord de l’économie tunisienne en fera foi.
Le gouvernement Chahed II change de braquet. Il n’est plus avec cette avalanche d’engagements martiaux dans la communication autant qu’il est désormais dans l’action. Il met de nouveau en scène et en perspective la feuille de route de la sainte alliance de Carthage, qui a donné naissance au gouvernement d’union nationale. Il y affirme sa volonté de redresser à l’horizon 2020 l’économie, d’engager les nécessaires réformes structurelles, de rétablir les grands équilibres macro-économiques, de renouer avec une croissance forte et durable, de ramener les déficits budgétaires et l’inflation sous la barre des 3% et la dette en dessous de son seuil critique de 70%. Comme si on voulait ou on se devait de nous mettre en conformité avec les critères de Maastricht. On risque même, de ce fait, de susciter quelques envies de l’autre côté de la Méditerranée.
On ne peut reprocher au Chef du gouvernement son volontarisme, et d’une certaine manière, un excès d’optimisme pour remonter le moral de ses troupes et évacuer cette vague de sinistrose qui s’incruste dans le paysage national. Quoi qu’il en soit, il aura été quand même la cible de critiques, s’il avait manqué d’ambition pour le pays. Il se devait de ressusciter le rêve, sinon l’espoir, chez les jeunes, les sans-emploi et… la classe moyenne en déperdition. Le pays y gagnerait en regain de croissance et en dynamisme économique et social.
Le gouvernement Chahed II ira-t-il jusqu’au bout de sa logique de guerre face aux réticences, aux oppositions, aux tergiversations, au peu d’empressement des partis politiques de sa coalition au pouvoir ? Partir en guerre, en période électorale, contre les zones de confort et les intérêts catégoriels suscite à tout le moins quelques interrogations et craintes chez des partis, soucieux de ne pas heurter leur socle électoral et leurs pourvoyeurs de fonds, hostiles à toute forme de changement qui va à l’encontre de leurs intérêts. Le risque est de voir un chef de guerre, coupé de sa troupe, offrir le flanc à bien des attaques.
Le nouveau gouvernement réussira-t-il à remettre le pays sur une orbite de croissance forte, durable et inclusive, avant qu’il n’ait pu assurer la sécurité, garantir la stabilité sociale, restaurer la confiance qui fait cruellement défaut, instaurer un climat d’affaires de nature à impulser l’investissement et à valoriser le site Tunisie ? Le choix des moyens est déterminant. Il est tout aussi sinon plus important que la définition des objectifs.
Le gouvernement a-t-il les moyens et les instruments de sa politique revisitée ? Que ne l’a-t-il fait plus tôt ? Il y a beaucoup à dire et à faire au plan de la politique monétaire et des changes. Il faut beaucoup de lucidité, d’audace et de sens de l’anticipation pour que la fiscalité ne pénalise pas la croissance, tout comme les salaires l’emploi et l’excès de bureaucratie la création d’entreprises.
L’erreur serait d’accroître la pression fiscale, au motif d’atténuer le déficit budgétaire quand il faut la faire baisser pour stimuler l’offre. Réduire les taux d’imposition, baisser les charges salariales et simplifier autant que faire se peut les procédures administratives, à l’instar de ce qui se fait partout dans le monde, feront remonter à la surface toutes les activités qui font florès dans la clandestinité. Une décrue des taux et des charges élargira l’assiette des assujettis et relancera les recettes de l’Etat. A l’inverse, l’allongement de la date de départ à la retraite – très en deçà des standards européens – soulagera les caisses de sécurité sociale aux prises aujourd’hui avec des déficits abyssaux, en attendant une véritable reprise de l’emploi productif. Cela devrait être la première des réformes à engager dans l’immédiat. Il y a urgence, car il y a péril en la demeure.
L’action du gouvernement doit être à la hauteur de son diagnostic. Il lui importe de réduire la voilure de l’Etat, en le délestant de ses entreprises publiques en situation concurrentielle, dont rien ne justifie le maintien dans son giron. Plutôt qu’un mauvais Etat gérant, mieux vaut un Etat stratège, apte et prompt à légiférer.
Le désengagement de l’Etat d’entreprises qui coûtent à la collectivité sans rien lui apporter en termes de valeur ajoutée fera monter de près de deux points le curseur de la croissance par an.
Youssef Chahed, en chef de guerre, doit charger, sabre en l’air, pour tailler dans les archaïsmes économiques, sociaux et administratifs, qui gênent quand ils ne freinent pas la croissance. L’ennui est que la logistique et l’intendance ne suivent pas, ou en tout cas auront du mal à le faire. Et en temps de guerre, ce genre de dysfonctionnement, s’il se produit, peut provoquer un véritable désastre. Nos voies d’accès aux usines et aux ports eux-mêmes sont devenues fort aléatoires et ajoutent aux difficultés des exportateurs. L’autorité de l’Etat s’étiole et avec elle, le sentiment de confiance, à mesure que flambent les prix, au mépris des lois du marché. La lutte contre l’inflation, aux origines troubles, est aujourd’hui la mère de toutes les batailles. Tout le reste en dépend.
A défaut de terrasser l’hydre de l’inflation, il n’y aurait pas d’accalmie sur les salaires. L’onde de choc détériorera davantage la compétitivité des entreprises, déjà largement entamée. En fin de parcours, le dinar poursuivra sa chute inexorable, aggravant ainsi le poids de la dette extérieure qui se nourrit d’elle-même quand elle n’est pas destinée – le comble – à payer les salaires des fonctionnaires.
Gouvernement de la dernière chance : on l’aura compris avec les conséquences que l’on imagine. Gouvernement de guerre : pas si simple, pas si facile, si l’ensemble des partis de la coalition et le corps social ne se mobilisent pas, ne font pas front commun, ne se sentent pas concernés par ces multiples batailles de salut national. S’ils ne s’engagent pas – sans calcul aucun – aux côtés du gouvernement, qui doit promouvoir autant qu’il promet. Il doit convaincre à chaque instant de la pertinence de son action et de son efficacité. Il doit expliquer, sans relâche, ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Il doit, pour tout dire, justifier les sacrifices qu’il demande aux uns et aux autres.
Le gouvernement Chahed II, plus que tout autre, a une obligation de résultat pour emporter l’adhésion des chefs d’entreprises, des salariés, des ménages, bref, de l’ensemble des citoyens contribuables, à défaut de susciter l’enthousiasme, autrement que de façade, des partis politiques, fussent-ils de sa propre coalition .