La Tunisie vit sous l’état d’urgence depuis novembre 2015 et l’attentat contre la garde présidentielle perpétré en plein Tunis. Cette mesure d’exception semble montrer son efficacité dans la lutte contre le terrorisme. La dernière attaque de grande ampleur remonte à mars 2016, lorsque des djihadistes avaient lancé des opérations coordonnées contre des installations sécuritaires de Ben Guerdane, près de la frontière avec la Libye. Or le gouvernement s’appuie désormais sur ce régime juridique pour mener sa lutte anticorruption.
Si l’objectif va de soi et mérite un renforcement des moyens pour enrayer ce mal endémique de la Tunisie post-révolutionnaire, il est également légitime de s’interroger sur l’adéquation de l’instrument (l’état d’exception) au but poursuivi (la lutte contre la corruption). Car derrière, c’est le spectre d’une normalisation de ce régime dérogatoire qui se dessine. L’inverse de l’idéal qui anime la nouvelle République… C’est la question même d’une énième prolongation de l’état d’urgence en vigueur dans le pays depuis un an et demi qui se pose donc aujourd’hui. Sinon, c’est la nature même de l’Etat (de droit) qui risque d’en être profondément affecté : les institutions sécuritaires et autres prennent des habitudes et réflexes sur lesquels il est difficile de revenir par la suite, y compris lorsque le retour à l’«état normal» est décrété…
Théoriquement, l’état d’urgence ne contredit pas forcément l’Etat de droit : non seulement ce régime dérogatoire est prévu par le droit de l’Etat lui-même, mais la puissance souveraine implique que l’État n’est soumis qu’aux limites qu’il s’impose à lui-même. Il n’empêche, le contrôle de l’activité étatique par un État de droit démocratique est travaillé par une double tension entre une rationalité juridique et une rationalité démocratique, entre une rationalité politique et une rationalité démocratique, entre «état normal» et «état d’exception».
« La nécessité n’a pas de loi » : cet adage a justifié de tout temps la faculté pour le souverain de s’attribuer des pouvoirs exceptionnels lors de périodes exceptionnelles. Carl Schmitt (1922) a souligné le « paradoxe » qui consiste pour un État de droit à prévoir sa propre « suspension » : en proclamant l’état d’exception, le pouvoir souverain obéit à la règle, mais dès l’entrée en vigueur de ce régime dérogatoire, le pouvoir souverain s’affranchit du droit. Comme toute législation de crise, le régime juridique de l’«état d’urgence» qui se substitue provisoirement à une légalité ordinaire en France affecte l’ordre constitutionnel en y inscrivant des dérogations au niveau des rapports entre pouvoirs publics (avec la domination du pouvoir administratif sur les pouvoirs législatif et judiciaire), mais aussi sur le plan des libertés publiques : les décisions prises seraient, dans des circonstances normales, illégales ou inconstitutionnelles.
La normalisation de l’état d’urgence placerait la Tunisie non pas sur la voie de la démocratisation, mais dans un entre-deux : nombre de régimes revêtent en effet un caractère mixte et bousculent la dualité supposée irréductible entre régimes démocratiques et régimes non-démocratiques. Il y a en effet une zone grise ou intermédiaire dans laquelle des États ne peuvent être qualifiés ni de régimes autoritaires, ni de démocraties. Leur caractère hybride oblige à adopter une perspective gradualiste plus conforme à la réalité d’un large éventail de régimes intermédiaires, en dehors de tout schématisme binaire. La catégorie des régimes hybrides se caractérise par la coexistence de dispositifs autoritaires et démocratiques (L. Diamond, 2002). Cette approche trahit la perméabilité de la frontière entre démocratie et autoritarisme, le régime n’est plus tout à fait autoritaire, ni tout à fait démocratique. Si des régimes autoritaires s’accommodent de certaines règles démocratiques, à l’inverse les démocraties modernes ne sont pas idéales : des pratiques autoritaires et/ou oligarchiques nourrissent la montée de la défiance des citoyens à l’égard des gouvernants élus.
Dans le cas de la Tunisie, l’état d’urgence octroie des pouvoirs d’exception aux forces de l’ordre. Il permet l’interdiction des grèves et des réunions « de nature à provoquer le désordre » ou encore l’adoption de mesures « pour assurer le contrôle de la presse ». Il permet aussi au ministre de l’Intérieur de « prononcer l’assignation à résidence de toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Autant d’hypothèses potentiellement sources de dérives liberticides et de défiance des citoyens à l’égard des forces de l’ordre. Ces enjeux doivent amener le pouvoir exécutif à mûrement réfléchir, avant de décider en octobre prochain, de prolonger mécaniquement l’état d’urgence dans le pays…
Béligh Nabli, L’Etat. Droit et politique, Armand Colin, Coll. U, 2017.