Élu au mois de septembre 2017, le président du Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES), Messaoud Romdhani, a déjà plusieurs dossiers sur son bureau : chômage, immigration clandestine, déscolarisation et mouvements sociaux. Dans cette interview qu’il a bien voulu accorder à leconomistemaghrebin.com, il ne manque pas de tirer la sonnette d’alarme sur la situation socio-économique du pays.
leconomistemaghrebin.com : Comment avez-vous trouvé la situation du FTDES et quelles sont vos prochaines priorités ?
Messaoud Romdhani : Tout d’abord je tiens à préciser que le FTDES m’est familier étant donné que j’y ai occupé le poste de vice-président. Même avant sa création, j’ai collaboré avec des amis dans le cadre de comités de soutien aux mouvements sociaux à l’instar de l’insurrection du bassin minier en 2008. Puis, en 2011, nous avons fondé le Forum tunisien des droits économiques et sociaux.
Outre le soutien aux mouvements sociaux légitimes – un observatoire a été fondé pour suivre tous les mouvements et consigner dans un rapport mensuel les chiffres y afférents – au sein du FTDES, nous avons présenté notre vision et nos solutions pour la crise socioéconomique. Grâce à l’économiste Abdeljelil Bédoui, nous avons critiqué objectivement les orientations générales des lois de Finances en proposant nos alternatives sous forme de rapports que nous faisons parvenir au gouvernement.
Pour revenir à l’observatoire sur les mouvements sociaux, les chiffres que nous consignons dans nos rapports sont des alertes des changements alarmants survenus dans la société. Et en même temps, ils sont un éclairage pour le pouvoir et les sociologues sur la nature des changement au sein de la société tunisienne.
Je rappelle aussi que nous avons élaboré un rapport intitulé Déscolarisation : Phénomène et causes, en septembre 2014. Grâce à ce rapport, le ministère de l’Education a appris que cent mille élèves quittent annuellement les bancs de l’école pour différentes raisons depuis 2011 jusqu’à maintenant.
En ce qui concerne mes priorités, j’estime que je resterai fidèle aux mêmes orientations : plaidoyers, élaborations des rapports, observations des mouvements sociaux surtout que les mouvements sociaux subissent de nouvelles mutations que ce soit en Tunisie ou ailleurs. Les principales mutations des mouvements sociaux c’est le fait qu’ils ne sont plus manipulés ou orchestré par des partis politiques.
Sachez que ces mouvements commencent à avoir leurs propres leaders. Désormais, les organisateurs d’un mouvement social d’une localité donnée exposent la problématique de la région et/ou de la communauté et réalisent une forme de protestation sans attendre un soutien émanant de la société civile ou des partis politiques.
Quant à l’organisation du travail au sein du Forum, nous avons décidé de travailler par département : le département de l’immigration, celui du terrorisme qui devrait présenter son rapport prochainement, le département de l’environnement qui vient de tenir un séminaire sur ce sujet, à Mahdia. Nous envisageons de tenir notre prochain Conseil national au mois de novembre afin d’évaluer les travaux de nos sections régionales ( Kasserine, Monastir, Kairouan).Je veillerai à ce que le FTDES soit un organisme incontournable en matière d’exposition d’alternatives.
Je considère que nous devons nous préparer à une année difficile. Nous présenterons nos réserves sur la LF 2018 au cours d’une prochaine conférence de presse. Notre principale préoccupation s’agissant de l’équité fiscale proclamée par le gouvernement à propos de la LF 2018, est comment éviter de surtaxer les classes défavorisées ?
Justement, quels sont les indices qui vous incitent à dire que 2018 sera une année très difficile au niveau social. Et comment jugez-vous l’année 2017 ?
Nous élaborons nos prévisions à partir d’indices bien déterminés. En 2015, notre observatoire a compté plus de 5000 actions de protestations. En 2017, alors que l’année n’est pas encore arrivée à son terme, l’observatoire a enregistré 8000 actions de protestation. Ces chiffres nous amènent à dire que la tension est présente partout aux quatre coins du pays. A cette périlleuse situation viennent se greffer la dépréciation du dinar et la flambée des prix.
Si le budget 2018 ne se penchera pas sur le commerce parallèle et les secteurs d’activité capables de générer plus d’impôts, l’appauvrissement de la classe moyenne, pilier depuis l’indépendance de l’économie nationale, va se poursuivre.
Force est de rappeler que la justice sociale passe par l’équité fiscale. Entre l’UGTT déterminée à garantir une qualité de vie décente aux populations et des institutions financières internationales qui prônent le contraire en exigeant le gel des salaires et des recrutements, le gouvernement ne sait plus sur quel pied danser.
Sincèrement, je ne vois pas d’indices pour dire que le nouveau modèle de développement sera meilleur que l’ancien, celui contre lequel les jeunes se sont révoltés. Tant que le chômage demeurera élevé, que les inégalités entre les régions ne font que se creuser, nous ne sommes pas sortis de l’auberge. Après les soulèvements de 1978, 1984, 2008 et 2011, nous n’avons pas encore appris la leçon.
Vous avez beau dire que les grévistes et les sit-inners ont des revendications socio-économiques légitimes, cependant une image peu glorieuse de grévistes et des sit-inners circule : des personnes fainéantes, violentes, destructrices, ne voulant que travailler dans la fonction publique et qui refusent catégoriquement la libre initiative. Qu’en pensez-vous ?
Où sont les opportunités de travail décent qui ont été présentées pour qu’on puisse dire que les gens ne veulent pas travailler ? Si c’est le cas, c’est un autre problème qui se pose sur les raisons du refus.
Lorsque ces grévistes et autres sit-inners constatent qu’il y a quelque part une injustice, que les perspectives sont bloquées, ils se laissent aller. C’est la classe politique qui avance ce genre de prétexte pour justifier son échec. Quand un politique ne parvient pas à concevoir un plan pour la jeunesse de son pays et n’est pas capable d’avancer des suggestions, il sort ces prétextes.
A titre d’exemple, quelles sont les opportunités de travail à Kasserine à part la contrebande? Les villes du bassin minier qui gravitent autour du phosphate n’ont pu développer leur agriculture vu que l’eau qui devrait être destinée à l’irrigation sert au lavage du phosphate. Où sont donc les opportunités pour les habitants de ces contrées. Quant aux sociétés de l’environnement, elles ont été créées pour faire taire les chômeurs. Si on veut vraiment attirer des entreprises dans ces régions, commençons par procurer les infrastructures nécessaires. A ce jour, ce n’est pas encore le cas.
Ce que vous venez de dire pourrait expliquer la rupture entre la jeunesse et la classe politique notamment la classe politique qui tient les rennes du pouvoir ?
Oui tout à fait. Et cette rupture ne se manifeste pas uniquement par les différents moyens de protestation. Il suffit de savoir que toutes les statistiques relatives à l’engagement et la participation des jeunes à la vie politique affirment qu’il s’agit d’une participation très faible et cela constitue une autre forme de rupture.
60% de cette jeunesse sont d’avis que la classe politique n’est pas en mesure de mener à bien les affaires du pays. Pis encore, plus de 60% estiment qu’il n’existe aucun intérêt pour l’action politique. Rappelons-nous la faible participation de la jeunesse aux élections de 2011 et 2014.
Passons à un autre sujet, à savoir l’immigration clandestine ou comme vous préférez l’appeler immigration non-réglementaire. Lors d’une récente déclaration du ministre de l’Emploi, Faouzi Abderrahmane, à une radio privée, il a regretté le fait que “ l’Etat dépense des millions de dinars pour les mécanisme de l’emploi mais la jeunesse préfère recourir à l’immigration clandestine”, qu’en pensez-vous ?
Ce genre de déclarations montre bel et bien que le gouvernement ne comprend rien à cette réalité. L’une de nos études ont montré que 65% de ceux qui ont quitté les bancs de l’école d’une manière précoce rêvent de quitter le pays. Bon nombre de ces candidats à l’immigration ont un emploi, mais il est si précaire qu’ils considèrent que leur avenir est incertain.
Même le discours politique incite à l’immigration : quand on parle sans cesse de déficit, d’austérité, de retour des jihadistes, les gens n’ont qu’une envie, celle de quitter le pays par tous les moyens. Médecins, avocats, hauts cadres sont prêts à tout quitter pour s’installer à l’étranger. Que dire alors de ceux qui vivent dans la précarité perpétuelle ? L’Etat se désintéresse des marginalisés, c’est un fait.
Patrice Bergamini, Ambassadeur de l’Union Européenne en Tunisie, a indiqué lors d’un séminaire qui porte sur l’Aleca que l’Union européenne ne peut pas négocier le dossier de la mobilité ( accorder plus de visa dans le cadre de l’Aleca) pour plusieurs raisons. C’est comme si l’Europe fermait ses frontières devant la jeunesse des pays maghrébins, notamment la jeunesse tunisienne. Comment évaluez-vous le traitement de l’Union européenne avec la question de l’immigration?
D’abord je tiens à préciser que je suis membre du bureau d’Euromed qui regroupe plus de 30 pays du sud et du nord de la Méditerranée et 80 associations. Au niveau de l’Union européenne, la montée de l’extrême droite est toujours liée à l’islamophobie et un certain nombre de problèmes comme le terrorisme, ce qui les pousse à mettre plus de restrictions sur le visa. Les mesures adoptées depuis une année et demie par l’Union européenne sur la facilitation du visa ne concernent que les compétences. Si les autorités européennes vont utiliser le prétexte du terrorisme, aujourd’hui le terrorisme est devenu un fléau qui sévit partout dans le monde. La question est intimement liée au principe de la liberté de circulation qui figure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Mais l’Union européenne veut, à la fois, ne pas faciliter l’obtention de visa et faire de nos pays un rempart contre le flux migratoire. L’Europe n’a pas compris qu’elle ne peut pas stopper l’immigration.
Auriez-vous un message à adresser au gouvernement ?
Nous sommes au début de notre transition démocratique grâce à laquelle la Tunisie pourrait devenir un exemple à suivre pour toute la région vu le caractère pacifique de la révolution, la réussite des élections, mais actuellement, les problématiques socio-économique n’ont pas été résolus. Si toutes les parties prenantes ne prônent pas le dialogue pour faire sortir le pays de la crise, si les problèmes socio-économiques demeurent irrésolus, les protestation vont se multiplier et le chaos va régner et cela n’arrangera personne ni gouvernement et ni société civile. Pour réussir la révolution, il faut rester vigilant à tous les dangers qui la guettent, notamment au niveau socio-économique.