L’explosion des libertés post-2011 a de nouveau enflammé le débat au sujet du projet de loi de Finances 2018. C’est dans l’air du temps. Le budget de l’Etat, dans sa conception originelle, son élaboration et jusqu’à son mode d’exécution est d’essence on ne peut plus démocratique. On ne s’étonne plus de la montée des oppositions, des levées de boucliers à chaque examen budgétaire, de la véhémence des critiques et de la brutalité des polémiques, dont certains en ont fait leur seul fonds de commerce, aux seules fins d’exister.
Les partenaires sociaux, les partis politiques aux idéologies confuses et mal identifiées, les corps constitués arc-boutés sur leurs intérêts catégoriels s’y sentent concernés et le font savoir avec l’élégance qu’on leur connaît. Ici, on cherche à se dérober, ou à tout le moins, à se soustraire autant que faire se peut à leurs obligations, souvent à raison, quand ils sont victimes d’un matraquage fiscal. Les autres, et ils sont tout aussi légion, cherchent par tous les moyens à tirer la couverture vers eux, voulant profiter ainsi de la manne budgétaire de l’Etat.
Difficile, d’ailleurs, d’en faire la distinction. Ces deux groupes sont d’une porosité jamais démentie. L’Etat-Providence, même dépourvu de moyens et quasiment en faillite, a de beaux restes. On demande tout de l’Etat, sans jamais s’interroger sur ce que l’on peut et doit donner au pays via la contribution aux finances publiques. On imaginait, après tout ce qui a été dit, une Tunisie post-2011 réconciliée avec la puissance publique, plus citoyenne, plus civique et plus responsable : on en est beaucoup moins sûr aujourd’hui. L’illusion aura été de courte durée.
Le projet de la LF 2018 est désormais le théâtre de passions exacerbées, de déballages médiatiques peu communs, d’hostilités affichées, de provocations, voire de manifestations de désobéissance civile et d’affrontements. C’est d’autant plus triste que la charge la plus virulente est menée par ceux là mêmes qui, à l’abri du fisc, baignent dans l’opulence.
On comprend l’exaspération des salariés, longtemps pressurisés, rarement épargnés et toujours sacrifiés à l’autel de l’austérité ou pour le moins de la rigueur. On ne peut, en revanche, ne pas se sentir troublé, indigné, révolté même, de l’attitude de certains membres – pas tous – de professions libérales qui ont, de surcroît, le plus profité de l’argent du contribuable pour se hisser au rang social et professionnel qui est le leur. Les professionnels de l’économie ne sont pas, non plus, égaux face à l’impôt.
Il y a les rentiers, les champions de l’importation, véritables têtes de pont de marques et d’enseignes étrangères qui participent activement à la désindustrialisation du pays, qui détruisent des emplois dans l’industrie que d’autres s’ingénient à créer, ceux qui prennent des risques, se battent, innovent, produisent et exportent quand ils ont encore le goût, le courage et les moyens. Le comble est qu’ils sont concurrencés de manière déloyale et sont menacés le plus souvent dans leur propre activité par des importations financées par des recettes d’exportation gagnées de haute lutte au prix d’énormes sacrifices. On doit tempérer l’ardeur et la cupidité de ces fabricants d’illusions, qui multiplient à l’envi ces temples dédiés à l’importation, qui se préparent sans prendre garde à faire du pays une plateforme d’importation rutilante de luxe et grouillante de bas de gamme. A croire que la Tunisie marche sur les traces des monarchies du Golfe,. Sauf qu’en l’absence de toute rente pétrolière, le pays ne doit sa survie qu’à sa capacité de générer de la valeur ajoutée d’origine productive. Il arrive un moment grave, où le passé récent doit éclairer le présent.
L’opposition importation-exportation n’est pas de pure forme. Elle représente un enjeu considérable pour le développement futur du pays. C’est vraisemblablement le principal défi des mois, sinon des années à venir. L’ennui est qu’on en parle peu, alors que le projet de LF, du reste tout aussi important, focalise toute l’attention. La vérité est que cette dernière, si elle n’est pas accommodante, elle ne met pas en péril des pans entiers de notre industrie et de nos emplois. Bien au contraire, elle a vocation à mettre en place les mécanismes et les outils d’une avancée économique et sociale. On n’a pas entendu, en revanche, les chantres de l’indépendance et du patriotisme économique – à moins qu’ils soient à ce point inaudibles – donner de la voix, dénoncer et s’insurger contre l’explosion des importations pas toujours pour la bonne cause, au seul motif d’élever notre courbe de satisfaction immédiate. Toutes les barrières, tarifaires ou non, ont sauté les unes après les autres. Les produits entrent à volonté, de manière légale ou illicite. Et au final, se profile à l’horizon la perspective d’une désindustrialisation, d’une désertification programmée ou annoncée. On assiste à une véritable inversion des tendances. Il y a moins de dix ans, la moindre hausse des importations signifiait un frémissement, une éclaircie et
une reprise de l’activité, car il s’agissait pour l’essentiel de matières premières, de semi-produits dont a besoin l’industrie pour croître et se développer. Les biens de consommation se limitaient en règle générale aux produits de première nécessité, en cas de défaillance de la production locale.
Aujourd’hui et contre toute attente, on évolue à front renversé. Les importations sont nettement décalées par rapport aux besoins et à l’appareil productif. Leur structure fait apparaître un incroyable engouement pour les biens de consommation. Les produits de luxe, sous toutes ses formes ostentatoires, qui étalent tous les signes extérieurs de richesse dans un océan de précarité ne sont pas en reste. Ils sont plus visibles, plus troublants qu’ils ne l’ont jamais été. On a rarement vu autant d’importations de luxe sur fond de stagnation économique, de recul du pouvoir d’achat et d’envolée du chômage. Les indignés de décembre-janvier 2011, les damnés de la terre des régions sans réelle perspective de développement apprécieront.
On s’ingénie à vouloir réduire drastiquement le déficit budgétaire, au risque de casser les ressorts de la croissance et de heurter syndicats ouvrier et patronal ; on serait tout aussi mieux inspiré d’imposer davantage de rationalité, de raison, de sagesse et de décence dans nos échanges extérieurs. Il nous faut repenser nos importations, ne serait-ce que pour ne pas heurter l’ordre social. Il est temps de mettre fin à cette exubérance irrationnelle des marchés. Il n’y a aucune justification économique et encore moins morale aux proportions alarmantes du déficit de la balance commerciale.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Pour les neuf premiers mois de l’année 2017, les importations, selon les données de l’INS, se sont envolées de 19.3 % pour culminer à hauteur de 36088.9 millions de dinars (MD) contre 30283.7, une année plus tôt. Au même moment, les exportations ont progressé – même s’il faut prendre en compte l’effet dépréciation du dinar – pour atteindre 24608.8 MD contre 20957 MD en 2016. Triste consolation, puisque le déficit commercial ne fait qu’augmenter pour atteindre, à trois mois de l’exercice en cours, 11480.1 MD, alors qu’il s’élevait à 9320.1 MD en 2016 pour la même période. Plus d’1.2 milliard de dinars de déficit en moyenne par mois. Cela ne s’est jamais vu. Sur l’année, le déficit de la balance courante – en y ajoutant les revenus du tourisme et les transferts des Tunisiens résidant à l’étranger – serait près du double du déficit budgétaire dont on s’alarme tant. Les dévaluations compétitives, qui prennent la forme de dépréciation ininterrompue du dinar, sont tout aussi vaines que les appels sans trop de conviction des professionnels pour plus de patriotisme économique. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cet abyssal déficit commercial à l’échelle du pays, les origines de l’explosion de la dette extérieure. Le reste n’est que littérature.
Les importations ne sont pas condamnables en soi. Il faut simplement plus de discernement pour protéger le plus légalement du monde notre tissu productif, au besoin en utilisant les clauses de sauvegarde conçues à cet effet. Sans tomber dans l’autre travers d’accorder, aux dépens du consommateur, de nouvelles rentes de situation au moyen d’une protection effective, dont l’unique effet serait d’inciter nos entreprises à la paresse, à l’immobilisme et à tourner le dos à l’impératif de compétitivité.
Les importations, il faut bien le dire, ont aussi un effet éducateur, dès lors qu’elles obligent nos entreprises à prendre plus de risques, réduire leurs coûts, améliorer la qualité de leurs produits, innover, investir dans la recherche et accéder aux technologies les plus récentes. Toute la question est de savoir jusqu’où doit-on laisser monter le curseur et jusqu’à quand. Etant entendu qu’il ne faut pas hésiter à faire la part des choses. La fiscalité et les droits de consommation ont ceci de vertueux qu’ils peuvent, sans déroger aux sacro-saintes règles des échanges extérieurs, limiter les effets ravageurs d’une dérégulation débridée.
Relancer les exportations, aidées en cela par la dépréciation du dinar qui a perdu plus de 40% de sa valeur au cours de ces six dernières années ? Oui et mille fois oui. C’est même une impérieuse nécessité. On en connaît le prix : un meilleur positionnement stratégique de nos entreprises. Il faudrait pour cela une vraie vision, des choix clairs et précis, en cohérence avec une véritable politique industrielle qui reste à définir et à impulser. Il y a urgence à fixer nos priorités pour investir et nous investir pleinement dans les nouveaux relais de la croissance, dans les filières innovantes où nous pouvons construire et affirmer notre avantage comparatif : les énergies renouvelables, – le solaire en tête – l’économie numérique, l’agroalimentaire, l’industrie pharmaceutique,…
Il ne faut pas d’énormes moyens pour faire de la Tunisie un pôle financier, une plateforme de soins et d’enseignement supérieur à l’échelle africaine et même au-delà. Pas beaucoup de moyens certes, mais la volonté, la détermination et le désir de libérer l’investissement de la frilosité et des obstacles administratifs pour libérer la croissance. Il faut avoir l’ambition de l’innovation, du changement, de la rupture, en développant une logistique et une infrastructure aux standards mondiaux pour connecter le pays au monde en devenir. Il y a beaucoup à gagner à ouvrir le pays aux idées neuves, aux compétences venues de partout et d’abord à notre propre diaspora, qui a du talent et du savoir-faire. Il faut à l’évidence une fiscalité bien de son temps, appropriée, pour mettre le pays en ligne et en phase avec le mouvement de la mondialisation.
Le reste relève d’une simple évidence : instaurer un climat social apaisé pour donner crédit à l’attractivité du site Tunisie et l’ouvrir pleinement aux investissements innovants, plutôt que d’en faire le réceptacle du bas de gamme d’Asie ou la vitrine clinquante de l’Occident. Ce n’est forcément pas de cette manière que l’on retrouvera les chemins d’une croissance vertueuse de nature à résorber l’insoutenable déficit commercial, donner plus de perspectives aux jeunes et envisager l’avenir avec un peu plus de sérénité.
[raside number= »3″ tag= »PLF 2018″]