Safwan Masri, l’Executive vice-president for Global Centers and Global Development à l’Université de Columbia (New york, USA) était en Tunisie pour le lancement de son nouveau livre, « Tunisia, an Arab Anomaly ». Dans une interview exclusive accordée à leconomistemaghrebin.com à l’occasion de cette visite, l’universitaire américain nous expose les facteurs qui ont contribué à la réussite de la transition démocratique en Tunisie. Interview.
Le 9ème Columbia Global Center devrait ouvrir prochainement ses portes à Tunis. Qu’est-ce qui a motivé ce choix?
Nous avons été invités par plusieurs dirigeants à nous installer à Tunis. Cette invitation émane certainement de la volonté de créer des liens plus étroits avec les universités américaines et de permettre à la Tunisie de bénéficier de leur expertise pendant la période transitionnelle, et bien au-delà. Pour notre part, ce centre est l’occasion d’apprendre de la remarquable expérience qu’a connue le pays. Nous souhaitons vivement travailler et nouer des partenariats avec nos collègues tunisiens. Le but des Global Centers est de nous permettre, en tant qu’université, d’interagir avec le monde qui nous entoure, et de comprendre les problèmes mondiaux à travers le contact direct et l’échange des idées. Personnellement, je pense que la compréhension de la situation en Tunisie ouvre une fenêtre qui permet de comprendre le monde d’aujourd’hui. En effet, la Tunisie peut se targuer d’être l’unique démocratie dans le monde arabe, à l’exception du Liban — qui d’ailleurs ne semble pas fonctionnelle. C’est aussi le pays où le printemps arabe a commencé. Tous ces facteurs rendent le site attractif pour l’Université de Columbia. De plus, se doter d’un Center à Tunis va ouvrir la porte à de nombreuses collaborations : avec le Center de Paris sur le front euro-méditerranéen, avec celui de Nairobi — sur le front africain, ou encore avec Amman et Istanbul sur les fronts arabo-musulmans.
D’après le titre de votre nouveau livre, nous comprenons que la Tunisie serait une anomalie arabe. Pensez-vous que le modèle soit duplicable ailleurs ?
Je voulais comprendre les facteurs qui ont permis à la Tunisie de réussir sa transition démocratique, contrairement au reste du monde arabe. J’ai déjà étudié la relation entre ce que je considère l’échec des systèmes éducatifs arabes et le rôle hégémonique de la religion dans la société et au sein même de l’éducation. Suite aux événements de ces dernières années, j’ai commencé à effectuer des recherches, à visiter la Tunisie régulièrement pour interviewer des gens, et à analyser ce que je considérais les facteurs influents. J’ai voulu détecter cet ingrédient qui a fait de ce pays un cas à part. L’identité tunisienne a été façonnée par son histoire, par sa géographie (plus ou moins les mêmes frontières pendant des siècles), par sa position (en Afrique, sur la Méditerranée et loin du Moyen-Orient) et par son peuple homogène (sans aucune tension sectaire). Mais ce que je considère comme facteur clé est cette histoire chargée de réformes cumulées qui ont commencé dès le XIXème siècle. Plusieurs réalisations ont été attribuées à Habib Bourguiba, telles que l’émancipation de la femme et la réforme du système éducatif. Mais plusieurs de ces décisions ont trouvé leurs racines bien avant qu’il n’arrive au pouvoir. À titre d’exemple, le Code du Statut Personnel a été basé, à bien des égards, sur les travaux de Tahar Hadded, notamment « Notre femme dans la législation islamique et la société ». La modernisation du système éducatif a pour sa part démarré grâce à Kheireddine Pacha et son Collège Sadiki. N’oublions pas également le rôle des réformes initiées par certains des souverains comme Ahmed Bey I, M’hamed Bey et Sadok Bey — sous l’impulsion d’intellectuels tels qu’ Ahmed Ibn Abi Dhiaf et Kheireddine Pacha ― et qui ont inspiré le mouvement des Jeunes Tunisiens, un groupe réformiste qui a donné naissance au Mouvement nationaliste.
En quoi le mouvement réformiste tunisien était-il différent des autres mouvements réformistes dans le monde arabe ?
Les autres mouvements réformistes ailleurs dans le monde arabe, à l’instar d’Al-Nahda en Égypte, se focalisaient sur la réconciliation des sciences avec l’Islam. En Tunisie on parlait de Constitution, de droits de la femme, de modernisation de l’éducation, voire de la réforme de la religion elle-même. Ce qui est intéressant est que ces réformes venaient de l’intérieur de la Zitouna, au moment où Al Azhar campait sur ses positions conservatrices. Autre différence : le Mouvement nationaliste tunisien, bien qu’il luttât pour l’indépendance, n’a pas hésité à adopter et à adapter les idées modernistes des pouvoirs coloniaux. Ceci n’était pas le cas dans les autres pays. À titre d’exemple, l’école bilingue post-indépendance a permis aux étudiants tunisiens d’élargir leurs horizons et de profiter des services d’instituteurs français. Le Maroc et l’Algérie, pour leur part, ont décidé d’arabiser leur système éducatif.
Ma conclusion est qu’il n’est pas possible d’attribuer la réussite de la transition en Tunisie à un seul facteur. C’est la consolidation de plusieurs éléments, des siècles durant. Du coup, il n’est pas possible de reproduire l’expérience tunisienne ailleurs.
Et l’économie dans tout cela ?
Les difficultés économiques de la Tunisie ne datent pas d’aujourd’hui comme le prouvent les émeutes de 1978, de 1984 ou encore 2008. Bourguiba a réussi sur plusieurs volets, mais pas sur le plan économique. Cette focalisation sur l’éducation, par exemple, n’a pas réussi à traduire les diplômes en postes d’emploi. Plusieurs tentatives ont été faites pour rectifier le tir mais elles ont toutes échoué. Sous Ben Ali, nous avons eu l’impression que l’économie allait mieux ― et cela était vrai dans bien des volets; la croissance du PIB national était, par exemple, impressionnante. Mais ce que nous n’avons pas pu voir est que cette moyenne nationale cachait une grande disparité entre les différentes régions du pays. Mais même ces tensions entre le Sahel et les régions intérieures du pays ont toujours existaient. Depuis des siècles, les côtes ont profité de leurs relations économiques avec l’Europe, puis avec les colons. Le plus grand challenge pour la Tunisie après la révolution est son économie, malgré les grands efforts déployés. Plusieurs mesures pour sauver l’économie peuvent être prises et elles doivent l’être.
La Tunisie a réussi sa transition démocratique sans (grande) intervention extérieure. Pourquoi ne peut-elle pas sauver son économie sans aide étrangère ?
La Tunisie est un petit pays qui n’a pas le fardeau de l’abondance des ressources. Elle n’est donc pas assez importante pour attirer l’attention des pouvoirs mondiaux. Ceci l’a certainement épargnée. Ce qui a également contribué à la réussite de la transition en Tunisie est le fait que le pays n’a jamais été considéré purement arabe. La Tunisie est aussi méditerranéenne, africaine, occidentale et orientale. Elle risque cependant de virer vers une identité de plus en plus arabo-musulmane si elle devenait dépendante des financements et des investissements du Golfe. Auquel cas ce soutien sera certainement conditionné et risquera de tirer la Tunisie vers la mauvaise direction. C’est un équilibre très délicat que la Tunisie doit assurer. La Tunisie a-t-elle vraiment besoin d’investissements étrangers ? Bien évidemment, comme tous les pays en voie de développement. Mais il va falloir s’assurer qu’il ne s’agit pas d’investissements qui ouvrent la porte à l’intervention étrangère négative. Pour le moment, le plus important pour la Tunisie est d’avoir sa propre autonomie et son indépendance totale.