Début juin, l’Arabie Saoudite et ses alliés adressaient au Qatar une liste de recommandations en forme de reproches. Et si, derrière ces raisons officielles, les raisons de la colère du quartet emmené par Riyad étaient à chercher ailleurs ? Du côté de l’organisation par le Qatar de la Coupe du monde 2022, par exemple.
Le Qatar, soutien du terrorisme ? Voilà pour la version officielle. Celle, du moins, que le quartet constitué par l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis (EAU), le Bahreïn et l’Egypte ont avancé pour justifier la rupture unilatérale de leurs relations diplomatiques avec Doha, depuis le 5 juin 2017. Autant d’accusations qui, au sein des chancelleries occidentales, prêtent à sourire, tant le royaume des Saoud et les EAU ont eux-mêmes régulièrement été accusés de constituer un vivier de candidats au djihad international.
Si les reproches de collusion avec le terrorisme islamique ne peuvent expliquer la décision du quartet, faut-il, pour se faire une idée des véritables raisons de cette mise au ban, regarder du côté de l’Iran ? Riyad n’a jamais digéré le rapprochement de Doha avec son puissant voisin chiite et ennemi de toujours, allant jusqu’à demander au Qatar de diminuer ses relations avec Téhéran – une requête logiquement balayée par Doha, au nom de sa souveraineté. Car la capitale qatarie s’émancipe de la tutelle saoudienne.
Dans le giron de Riyad depuis les années 1980, Doha, on le sait, prend son envol… et ses libertés, qui dépassent de beaucoup, désormais, le strict champ des relations géopolitiques. Contre le « hard power » qui a fait la force de l’Arabie Saoudite, Doha oppose aujourd’hui un « soft power » terriblement efficace.
C’est ce qu’explique l’historien Henry Laurens : «Le Qatar ne reconnaît pas le leadership de l’Arabie saoudite dans la région (…). Il joue sa propre carte avec des moyens financiers considérables, ce qui gêne la stratégie politique saoudienne».
Une analyse à laquelle souscrit le politologue Alexandre Kazerouni, selon qui Doha se tourne aujourd’hui vers «ceux qui façonnent l’opinion publique occidentale », c’est-à-dire «les artistes, les sportifs, les marchands d’art, le monde de l’université… ». En somme, vers une diplomatie de l’influence plutôt que de la force.
Le quartet jaloux de la Coupe du monde qatarie ?
Le domaine du sport répond parfaitement à cette diversification stratégique du Qatar. Le rachat, en 2012, du club de football du Paris Saint-Germain ou le lancement, l’année suivante, de la chaîne sportive Bein Sports, répondent à cette ambition. Une ambition couronnée par l’attribution de la Coupe du monde de football 2022 à Doha.
La décision de la FIFA fait, semble-t-il, grincer des dents au sein du quartet. Et ne serait pas étrangère au boycott décidé par l’Arabie saoudite et ses alliés régionaux. C’est du moins ce que l’on peut déduire des récentes confessions – publiques – d’un haut dirigeant des services de sécurité des EAU. Le lieutenant général Dhahi Khalfan, officiant au sein des services de sécurité de Dubaï, s’est ainsi défendu, début octobre, dans un tweet dans lequel il explique que « si la Coupe du monde sort du Qatar, la crise (…) prendra fin parce (qu’elle) a été créée pour l’empêcher ».
On ne saurait être plus explicite. Si l’officier s’est rétracté par la suite, mettant son tweet sur le compte d’une « opinion personnelle », il s’agissait de la première fois qu’un des quatre pays arabes impliqués dans l’isolement de Doha faisait peser la responsabilité de la crise sur l’organisation de la Coupe du monde 2022. Du côté de l’organisation du tournoi de football, on se contente de répondre que le boycott par certains pays arabes ne représente « aucun risque » pour la tenue de l’événement. Le projet, certes pharaonique, suit son cours, en respectant l’échéancier prévu.
La question des travailleurs étrangers : des efforts à poursuivre
Circulez, il n’y a rien à voir ? Ce serait oublier un peu vite la polémique lancinante concernant le sort des dizaines de milliers d’ouvriers dépêchés sur place pour construire les infrastructures nécessaires à l’organisation du tournoi. Majoritairement originaires du sous-continent indien, ces 80 000 hommes sont sous le feu des projecteurs depuis que plusieurs ONG ont alerté l’opinion publique sur leurs conditions de travail.
Si beaucoup reste à faire, comme le souligne avec sévérité le dernier rapport de l’ONG Human Rights Watch consacré aux petites mains du Mondial qatari, le sort de ces ouvriers a été sensiblement amélioré. Afin de les protéger des plus fortes chaleurs, une nouvelle loi interdit désormais le travail entre 11h30 et 15h de mi-juin à début août.
Surtout, le Qatar a fait bâtir de nouveaux camps de vie pour les ouvriers étrangers, qui bénéficient désormais d’installations flambant neuves. Le système de la « kafala », un système de parrainage archaïque, qui abandonnait les ouvriers étrangers aux mains – et au bon vouloir – de leur employeur, a été aboli – contrairement à ce qui a toujours cours au sein de la plupart des Etats de la région.
Le Comité suprême en charge de la fourniture des équipements sportifs s’intéresse désormais de près au bien-être des travailleurs placés sous sa responsabilité – de nouveaux standards en la matière ont ainsi été édictés en 2014. Un contractant qui ne respecterait pas les critères en matière d’habitat, par exemple, se verrait refuser un marché. Les audits se multiplient, en amont des chantiers et durant la construction. Des amendes et pénalités sont prévues en cas de non-respect des standards édictés par le Qatar.
En somme, le Qatar se normalise – petit à petit. Et c’est sans doute ce qui effraie le plus ses adversaires régionaux, eux qui ont fait de la diplomatie du chéquier et de la propagation mondiale d’un wahhabisme rigoriste les deux mamelles de leur stratégie. Une stratégie risquée, une ligne « dure », à laquelle Doha semble aujourd’hui tourner le dos. Qui s’en plaindra ?
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