El Jaïda est un film fidèle à l’esprit de sa réalisatrice et la femme émancipée qu’elle est.
La condition féminine : Voici un thème de prédilection pour la réalisatrice Salma Baccar. Le thème lui est familier puisqu’elle l’a abordé dans, d’autres films, sous d’autres angles. Comme Fleur de l’oubli, produit en 2006, où elle relate la descente aux enfers d’une femme qui sombre dans la démence, La danse du feu produit en 1995, où elle a puisé l’histoire de son film dans la vie de la célèbre chanteuse juive tunisienne Habiba Miska qui est l’incarnation de la femme éprise de liberté et d’art et un documentaire fiction intitulé Fatma 75 qui retrace l’histoire du Code du statut personnel.
Son dernier film El Jaïda, actuellement dans les salles de cinéma et dont la première mondiale s’est tenue dans le cadre de la 28ème édition des Journées cinématographiques de Carthage ne déroge pas à cet esprit.
El Jaïda quand l’histoire et le cinéma sont intimement liés
11 ans après son dernier long-métrage de fiction La fleur de l’oubli, Salma Baccar réalise El Jaïda. Les événements du film sont situés entre 1954 et 1955 bien avant la promulgation du Code du statut personnel. Dans ce contexte historique, le film relate les parcours de quatre femmes dont les chemins se sont croisés à Dar Joued, suite à une décision du tribunal charaïque. Faut-il d’abord rappeler que Dar Joued est une institution, éducative et carcérale à la fois, dans laquelle la justice envoie les femmes jugées désobéissantes et rebelles et/ou qui osent revendiquer le divorce.
Dans cette institution, les femmes victimes font face à plusieurs corvées et maltraitance afin de «les assagir », avant de retrouver leur époux et leur foyer. L’institution a existé dès la fin du 16ème siècle et a été démolie avec la promulgation du Code du statut personnel. Rappelons aussi, que partout en Tunisie, des espaces similaires à Dar Joued existaient. D’ailleurs El Jaïda, est la femme qui dirige ce lieu de réclusion.
La réalisatrice, s’est documentée sur la question à travers le livre « Marginales en terre d’Islam » de Dalenda Larguèche historienne tunisienne spécialiste d’époque moderne et des questions féminines . De même, elle a pu obtenir les témoignages d’une femme qui a passé six mois dans cette institution. Cette dernière lui a fourni les détails et les informations nécessaires sur le vécu des «prisonnières de cette institution».
Quatre femmes et un seul parcours
Pour mettre en valeur la souffrance des femmes, le scénario met en exergue les raisons pour lesquelles quatre femmes ont été envoyées à Dar Joued. Chaque personnage est un univers problématique. Bahja (interprétée par Wajiha Jendoubi), femme qui n’accepte pas la trahison conjugale de son mari avec sa propre sœur (Amira Derouiche) et décide de se séparer de lui. Devant le juge, son mari (Khaled Houissa) obtient gain de cause et on l’envoie à Dar Joued pour une période indéterminée, suite à la décision du tribunal charaïque.
Leila (Souhir Amara), ce personnage est l’incarnation de l’insatisfaction charnelle et affective à la fois. Belle et désirable, elle est l’épouse d’un vieux impuissant (interprété par Taoufik Ayeb). Accusé par son mari d’avoir un amant (interprété par Mohamed Ali Ben Jomâa), elle n’arrive pas à se défendre devant le juge. Pis encore, elle n’arrive pas à lui dire la cause de son problème. Leila, après avoir passé des jours à Dar Joued, se suicide dans une scène émouvante. Hassina (Selma Mahjoub), élève, romantique et éprise de lecture, se trouve à Dar Joued suite à la demande de son oncle au juge qui voulait mettre fin à sa relation amoureuse avec Othman (Bilel Béji), jeune militant contre le colonisateur. Amel (Najoua Zouheir), à cause de la mésentente avec sa belle mère, se retrouve à Dar Joued plusieurs fois, essentiellement parce que son mari ne parvient pas à trouver une solution pour arranger les choses.
Mais même dans le malheur, les victimes ne sont pas égales! Si Hassina bénéficie d’une chambre individuelle et une bonne nourriture à cause du soutien de son oncle à l’institution, si Bahja a pu voir ses enfants à certaines occasions, il n’en est pas de même pour les autres femmes. Ainsi force est de constater que même cet espace de pénitence est marqué par les inégalités sociales, entre les victimes, ce qui mène à dire que les résidentes de l’institution sont à l’image de la classe de la société tunisienne de l’époque.
Libération de la patrie veut dire aussi libération des femmes
Le calvaire des victimes arrive à son terme par le retour de Habib Bourguiba, le 1er juin 1955, et l’obtention de l’accord sur l’autonomie interne de la Tunisie, puis la promulgation du Code du statut personnel. Il est présenté comme le sauveur de la femme tunisienne, dans le film. Ainsi Bourguiba, n’est pas seulement le libérateur du pays, mais il est aussi le libérateur des femmes et des héroïnes dans le films.
Ainsi, El Jaïda traite de deux genres de colonisation : la colonisation de la Tunisie par la France et la soumission des femmes devant une société patriarcale. La soumission des femmes n’est-elle pas un frein qui entrave l’évolution de la société? La réalisatrice semble s’interroger à travers ce film. Bien que le film évoque, en quelque sorte l’idée du féminisme, il n’évoque même pas- et ne fait aucune allusion- à Taher Haddad, le féministe avant l’heure et le réformateur, auteur de Notre femme dans la législation islamique et la société publié en 1930, surtout qu’il a inspiré Bourguiba.