La volonté de puissance suivie par l’Arabie saoudite s’inscrit dans sa confrontation – indirecte – avec l’Iran, mais aussi dans une volonté de s’imposer pleinement auprès de ses voisins directs formés de micro-monarchies islamiques et autocratiques, ainsi que le Yémen. Cette stratégie s’appuie en particulier sur un instrument institutionnel qui ne cesse de prendre de l’importance : le Conseil de coopération du Golfe.
Le Conseil de coopération du Golfe (CCG), créé par la Charte d’Abou Dhabi du 25 mai 1981, réunit l’Arabie saoudite, le Koweït, Oman, le Qatar, le Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, rejoints ensuite par le Yémen réunifié. Il s’agit d’une organisation régionale de coopération inter-étatique, et non d’un projet d’intégration ou de fédéralisation de cet ensemble.
Au-delà de la volonté d’instaurer un marché commun, la raison d’être du CCG réside dans l’obsession sécuritaire qui réunit des monarchies riches, mais vulnérables. Créé en réaction à la Révolution chiite iranienne et forte de la proximité géographique, socioculturelle et politique de ces États, le CCG entend garantir la sécurité commune et la stabilité politique de ces pays par la coordination des moyens militaires et des politiques pétrolières.
Un pacte de défense commune fut scellé et une force de déploiement rapide du Golfe créée. Alors que son quartier général à Hafr-el-Batin, en Arabie saoudite, se situe à une centaine de kilomètres de la frontière koweïtienne, cette force n’a pas empêchée l’invasion du Koweït par l’armée irakien, le 2 août 1990. Preuve que la sécurité (des Etats) de la région demeurait dépendante de son gendarme attitré : les Etats-Unis. Les monarchies du Golfe préfèrent une politique d’alliance-dépendance vis-à-vis des États-Unis (auxquels elles délèguent leur sécurité extérieure) à une coopération avec l’ensemble de leurs partenaires régionaux.
Cette analyse doit cependant être nuancée. La menace chiite, intérieure en l’espèce, a mobilisé les monarchies sunnites autour d’une solidarité d’intérêts. Tel est le sens de l’intervention militaire de la force de sécurité commune envoyée à Bahreïn, (le 14 mars 2011, le monarque sunnite y était contesté par les manifestants issus de la majorité chiite) et conduite sous commandement saoudien. Cette intervention, inédite dans la région, est révélatrice de nouveaux positionnements au sein du CCG et de la volonté saoudienne de réaffirmer son leadership régional au sein même du CCG. La proposition saoudienne d’élargir le CCG aux monarchies jordanienne et marocaine offre un autre signe de la reprise en main du CCG par l’Arabie saoudite.
Outre ses motivations politiques et sécuritaires, le CCG offre un cadre institutionnel propice à la définition, sinon d’un processus d’intégration, du moins de coopération économique. Dans cette perspective, des avancées sont notables en matière de libre circulation des personnes, d’investissement, du droit d’accès à la propriété immobilière, d’harmonisation des normes et de brevets. Une Union douanière existe depuis le 1er janvier 2003, ainsi qu’un marché commun depuis 2008, mais l’adoption d’une monnaie commune, prévue pour 2010, a été repoussée à 2013. L’esprit intégrationniste ou supranational fait défaut et explique les limites du processus. Les États raisonnent en termes d’intérêt national et non en termes d’intérêt général collectif, au risque de vider le projet d’intégration économique de toute substance. Il n’empêche, sur le plan géostratégique, l’ « arc-chiite » centré sur l’Iran est perçu comme une menace commune et permet d’afficher une unité politique derrière le leadership saoudien…
Du moins jusqu’à ce que n’éclate en juin dernier la crise sans précédent opposant l’Arabie saoudite et le Qatar. Le Royaume wahhabite et ses alliés les Emirats Arabes Unis et Bahreïn, mais aussi l’Egypte et le Yémen) ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar, qu’ils accusent officiellement de « soutenir le terrorisme », motif qui ne saurait masquer la cause réelle de la décision : la proximité de la micro-monarchie avec les Frères musulmans et son rapprochement vers l’autre puissance régionale : l’Iran.
La rupture diplomatique s’est prolongée par une décision collective d’imposer un « blocus » à l’encontre de l’émirat gazier. En sus de la fermeture des frontières terrestres et maritimes, le Qatar est soumis à de sévères restrictions aériennes. Or au lieu de faire la démonstration de sa puissance, cette décision saoudienne montre les limites de la stratégie (impulsive et désordonnée) suivie ces dernières années. Non seulement le Qatar ne s’est pas plié aux exigences saoudiennes, mais le royaume reste englué dans une intervention militaire au Yémen vouée à l’échec…