L’arbre se juge à ses fruits! Et pour les États modernes, la création d’emplois constitue le précieux sésame (la cerise sur le gâteau). Le 15 novembre 2017, l’INS a publié de nouvelles statistiques faisant le point sur l’évolution du duel emploi-chômage durant les six dernières années.
Que disent ces nouvelles statistiques ? Quel bilan peut-on dresser de l’action gouvernementale post-2011? Que dire au gouvernement à ce sujet? La suite de la chronique traite de ces questions et enjeux liés.
Les statistiques sont têtues
L’INS, organisme public indépendant et digne de confiance, brosse un tableau d’ensemble sur la dualité opposant le «bien et le mal», opposant la création nette d’emplois (salarié et formel) au chômage, pour la période allant du 1er janvier 2012 au 1er octobre 2017.
Et le constat est sans équivoque! Deux tendances contradictoires s’affrontent. Primo, tout indique que durant la dernière année, la création d’emplois a montré un réel rebond, positif et prometteur, propulsé notamment par les secteurs du bâtiment et du tourisme. Secundo, le niveau du chômage s’entête et continue de sévir, toujours soutenu par l’augmentation des effectifs de la population active, celle en âge de travailler et à la recherche d’un travail salarié.
Les chiffres de l’INS montrent que depuis le changement de 2011, et malgré les dix gouvernements successifs, et la trentaine de ministres ayant traité de ces enjeux et dans divers ministères (Economie, Finances, Développement, industrie, PME), l’économie tunisienne peine à créer plus d’emplois que ce qui est souhaité par les jeunes et les franges sociales ayant mis dehors Ben Ali, et institué le vote démocratique et la pluralité au pouvoir.
Selon l’INS, entre janvier 2012 et octobre 2017, l’économie a créé 270 000 emplois salariés et formellement reconnus (création nette), soit une moyenne inter-annuelle de 35 000 nouveaux emplois par an.
Le graphique montre l’évolution de la création nette d’emplois, par trimestre. On constate que la création trimestrielle oscille entre moins 15 000 (destruction d’emplois après les attentats) à plus de 34 000 emplois (avec les recrutements massifs dans la fonction publique par le gouvernement Ennahda en 2013). Tout indique que début 2015, et suite aux actes terroristes de Sousse et du Bardo, l’économie a perdu plus de 25 000 emplois.
Cela dit, l’économie tunisienne reste en deçà de son vrai potentiel de création d’emplois salariés. Avant 2008, et pour plusieurs années successives, la création nette d’emplois a oscillé entre 50 000 et 60 000 emplois nouveaux par an. La croissance était certes plus forte, avec 5 à 6 % de croissance solide, véhiculée par des secteurs industriels et activités touristiques très intensives en main-d’œuvre.
C’est une réalité difficile à digérer et des statistiques très décevantes, pour les centaines de milliers de chômeurs, jeunes et moins jeunes, diplômés universitaires ou pas ! Ceux-ci ne comprennent pas pourquoi les gouvernements élus concentrent l’essentiel de leurs efforts sur la transition politique, passant au second plan la transition économique et ses réformes incontournables.
Durant la période couverte par les statistiques de l’INS (2012-2017), tout porte à croire que c’est le secteur de la fonction publique (administration, éducation et santé) qui a, au total, bénéficié de plus de recrutements imposés politiquement, et cela s’est passé en 2012, 2013 et 2014 (sous la Troïka).
Cela dit, et malgré les mesures restrictives imposées au recrutement dans le secteur de la fonction publique, l’économie émet depuis deux trimestres des signes de reprise grandissants, et qui se font sentir sur le front de la création nette d’emplois salariés et formels.
Les symptômes précurseurs d’une timide reprise économique
L’emploi constitue le nerf de la guerre pour les gouvernements successifs. Les chiffres de l’INS montrent qu’entre octobre 2016 et octobre 2017, l’économie a généré une création nette de 46000 emplois. Il s’agit d’emplois salariés dans des secteurs économiques non administratifs, et qui sont porteurs de vraie croissance économique, de vraie création de bien-être et de vrai pouvoir d’achat salutaire. Les secteurs du bâtiment- travaux publics et du tourisme semblent mener le mouvement haussier de création d’emplois nets (salariés et formels).
On a toujours dit et à raison que «lorsque le bâtiment va, tout va!». Durant la dernière année, le secteur du bâtiment et des travaux publics a généré plus de 21000 emplois (en net). Il a fait mieux que tous les autres secteurs, y compris le secteur touristique. Et il ne faut pas que le changement de la fiscalité (TVA de 19% sur le logement) vienne briser l’élan. Les taxes additionnelles vont être transférées sur les consommateurs, allant jusqu’à freiner la demande des logements, pénalisant fortement la création d’ emplois dans le secteur, pour les mois à venir.
Entre octobre 2016 et octobre 2017, le secteur touristique a généré la création nette de seulement 13 000 emplois, et ce, malgré les énormes efforts consentis et les dizaines de millions de dinars saupoudrées, çà et là, souvent sans vision stratégique; pour relancer le secteur et le ressusciter après son effondrement dramatique suite aux attentats (Bardo, Sousse, Tunis).
Parent pauvre de la tendance est, sans conteste, le secteur de l’agriculture et de la pêche qui, selon l’INS, aurait perdu plus de 13000 emplois les 12 derniers mois. Ces chiffres viennent contrecarrer toute la rhétorique verbeuse et la narration peu économique du ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et et de la Pêche qui prétend que sous sa gouverne le secteur de l’agriculture a réalisé un taux de croissance de 2,9% et ajoutant que le secteur est sur le point de générer un 10,9% de croissance pour les mois à venir. Sans parler du Plan de plantation de millions d’oliviers (annoncé en 2016), et dont les effets sur l’emploi restent plutôt introuvables au niveau des statistiques de l’INS.
Quelles leçons pour le gouvernement?
Les chiffres du chômage restent mirobolants, voire inquiétants. Presque 16% de la population active demandeuse d’emploi est sur le carreau, et en attente d’une reprise économique impulsée par le gouvernement. C’est mauvais et c’est dangereux pour les mois à venir. Pis encore, l’armée des chômeurs grossit dans certaines régions et plus vite que dans d’autres.
Selon l’INS, plus de 628 000 actifs sont à la recherche d’un emploi salarié et formel, dont plus de 270 000 sont des diplômés patentés par le système universitaire. Notons aussi que la poussée démographique fait entrer annuellement sur le marché de l’emploi plus de 45 000 nouveaux actifs offrant leur force de travail (offre d’emploi), le tout s’ajoutant au stock préexistant des chômeurs en attente d’emploi.
Vue de manière arithmétique, la moyenne de création nette d’emplois observée (entre 2012 et 2017) suffit à peine à résorber les effectifs additionnels de nouveaux actifs à la recherche d’emploi. Et si la tendance se maintient, le stock de chômeurs va rester sensiblement le même frôlant les 670000 actifs en situation de recherche d’emplois. Et ce pour des années encore!
Une situation structurellement intenable! Et c’est pourquoi le gouvernement doit agir de manière structurelle et pas seulement conjoncturelle. Les réformes économiques tant anticipées tardent à venir. Et en attendant, l’économie formelle se fait de plus en plus envahir par les activités informelles et autres dites «illégales», selon des réglementations administratives parfois obsolètes et d’une autre époque.
Pour sortir l’économie de sa mauvaise posture post-2011, le gouvernement doit initier sans tarder plusieurs réformes structurelles, dont les principales doivent réhabiliter les forces du marché libre, et par les mécanismes de la vérité des prix et des salaires, par le renforcement de la concurrence, par la déréglementation (débureaucratisation), par l’abolition progressive des politiques d’offres (abolition des quotas, rentes, monopoles, etc.) et surtout par l’initiation collective d’un syndicalisme responsable, démocratique et aguerri en économique.
L’autre direction consiste à générer collectivement une conscientisation publique relativement au travail et la productivité (chez les travailleurs) et à la création de l’emploi chez les employeurs et entrepreneurs. Innover, c’est aussi célébrer la création de l’emploi productif, par des gestes mobilisateurs (Prix d’excellence, événements marquants, etc.), des politiques dédiées, des événements culturels et mobilisateurs; et renforçant le rôle de l’État comme facilitateur et pas comme employeur.
Et cela requiert un vrai leadership de tous les ministres du gouvernement actuel! Cela requiert aussi beaucoup d’innovation pour intégrer progressivement le secteur informel dans le cercle vertueux de la création de la richesse. Les activités informelles (et mêmes certaines activités jugées illégales), peuvent, moyennant des incitations et un accompagnement public novateur, finir par s’inscrire dans les réseaux de création de l’emploi dans toutes les régions de la Tunisie.
Ce n’est certainement pas un hasard si même le FMI a changé son fusil d’épaule au regard de l’impératif de compter avec et de gérer formellement le secteur informel; au lieu de bannir et lui tourner le dos, sans avoir les moyens de stopper sa progression inexorable. Le FMI a initié son propre ajustement conceptuel face au secteur informel, et ce, de manière catégorique dans son dernier rapport traitant des perspectives économiques des pays de l’Afrique subsaharienne (octobre 2017).
Le secteur informel en Tunisie doit bénéficier d’une politique courageuse, repensée et renouvelée. Histoire d’amener ce secteur à faire sa part dans la création de l’emploi, dans le développement de la richesse collective et dans le partage des responsabilités collectives, pas seulement fiscale.