L’attaque terroriste qui a visé une mosquée dans le Sinaï Nord, en Egypte, a fait plus de 300 morts. La situation sécuritaire s’est passablement dégradée dans cette région frontalière avec Israël et Gaza, où les groupes djihadistes ont proliféré malgré un discours sécuritaire du président Al-Sissi. Au-delà de l’échec de la stratégie sécuritaire égyptienne, c’est l’évolution de la stratégie de violence des salafo-djihadistes que révèle cet événement.
Le soufisme, honni par les terroristes de l’EI, est un courant transversal au sein de l’Islam, présent aussi bien chez les chiites que chez les sunnites, et qui se caractérise par son mysticisme. Inspirés par certains compagnons du Prophète et par les premières générations d’ascètes, les soufis disent vouloir se concentrer sur l’obtention d’un état de pureté pour témoigner de la présence de Dieu dans leurs vies. Leur pratique de l’islam passe notamment par des rites d’invitation pendant lesquels des maîtres livrent à des élèves leur enseignement spirituel.
Alors que les révélations et la prédication n’étaient pas encore consignées dans le Coran, la question de l’interprétation du Coran et de la Loi islamique révélée par Dieu (la chariaa) ont fait naître différentes écoles doctrinales. Ainsi, à l’opposé des lectures fondamentalistes, l’observance des rites et prescriptions de la Loi est complétée par une spiritualité intérieure : la Voie (« tarîqa »).
Cette dimension ésotérique s’est développée sous la forme d’une mystique sophistiquée (rejetée par les orthodoxes) : le soufisme. Dès le VIIIe siècle, une conception mystique de l’Islam s’est en effet développée autour de « saints hommes » appelés « faqîr » (pauvre), « darvîsh » (mendiant) ou « sûfî » (celui qui s’habille de laine) – qui pratiquaient l’ascèse. Les maîtres soufis proposent une lecture allégorique du Coran. Le mystique doit remonter à Dieu en cherchant le sens caché, ésotérique, de la Révélation. Il s’agit donc de dépasser les rites et les dogmes, pour permettre au croyant de vivre une forme de relation directe avec Dieu.
D’abord intégré au sunnisme, le soufisme s’organise en Confrérie à partir du XIIe siècle. Après avoir gagné le cœur du monde islamique (Irak et Perse), le soufisme s’est étendu à la Turquie et à l’Egypte au cours des XIIIe et XIVe siècles. Les confréries, se trouvent à la pointe de l’islamisation dans les territoires non arabes passées sous domination ou sous influence musulmane : les Balkans, le Caucase, le pôle indo-malais, l’Afrique noire (non sans interaction avec des influences locales comme l’atteste le « maraboutisme »).
Violence salafo-djihadiste
Au-delà de la pensée religieuse, le soufisme prend aussi une dimension culturelle et artistique. Il vit néanmoins un long déclin à partir du XIXe siècle, accéléré aujourd’hui par la montée en puissance d’une lecture rigoriste de l’islam (il reste néanmoins un élément constitutif de certaines sociétés arabes comme au Maroc et en Syrie). Si le soufisme a été accepté et pratiqué pendant des siècles de manière courante, aussi bien par les fidèles que par les théologiens les plus influents de l’Islam sunnite, ce courant de l’Islam est honni par les djihadistes du groupe État islamique pour sa dimension mystique.
Aux antipodes de ce mysticisme et de ses aspects ésotériques, les dogmatiques et autres ultra-orthodoxes qui animent l’islamisme politique combattent le soufisme qu’ils considèrent comme une hérésie. Cette minorité de l’Islam a été attaquée partout où l’EI opère, que ce soit en Égypte mais aussi au Pakistan où des dizaines de soufis ont été tués par les djihadistes. En 2016, le groupe terroriste avait ainsi enlevé puis décapité un vieux chef soufi, accusé de pratiquer la sorcellerie. La part d’ésotérime de l’Islam soufi est rejetée par les djihadistes de l’EI qui, eux, adhèrent à une version radicale du salafisme, courant rigoriste de l’Islam. L’EI considère les soufis comme des hérétiques, des polythéistes, en raison de leur référence aux saints morts. Les salafistes condamnent aussi les rites et prières adoptés par les soufis, alors que le prophète Mohamed lui-même ne les a jamais prescrits.
Après avoir déclaré trois jours de deuil national, le président Al-Sissi s’est engagé à répondre avec une « force brutale » à cet attentat, alors que l’Etat égyptien a du mal à exercer son autorité/contrôle sur la péninsule du Sinaï, territoire désertique qui borde Israël et la bande de Gaza. En cela c’est la responsabilité politique du président Al-Sissi qui se trouve en partie engagée.
Les forces égyptiennes font montre d’une incapacité à combattre et à démanteler les réseaux terroristes et l’Etat n’est plus de facto en mesure d’assurer le maintien de l’ordre sur une vaste partie de son territoire. Dans ces conditions, la stratégie anti-islamiste et sécuritaire du président Al-Sissi n’a toujours pas garanti la stabilité et la sécurité dans le pays. La menace djihadiste demeure d’actualité: des forces islamistes n’ont cessé d’agir – y compris au nom de Daech – et mènent des attentats terroristes contre les forces de l’ordre. De violents affrontements continuent d’opposer l’armée égyptienne et des djihadistes de l’Etat islamique, qui se sont focalisés sur des points de contrôle et autres barrages routiers de la région du Sinaï.
L’attaque terroriste contre la mosquée du Nord Sinaï marque un tournant. Outre son bilan sans précédent, cette fois-ci, ce ne sont pas les forces de l’ordre égyptiennes qui étaient visées, mais les musulmans soufis. Preuve, une nouvelle fois, que la violence salafo-djihadiste a d’abord des musulmans pour victimes…