Le constitutionnaliste et leader du réseau Dostourna, Jawhar Ben Mbarek, a accordé une interview exclusive à leconomistemaghrebin.com. Il a évoqué le programme économique et social du gouvernement, la guerre contre la corruption annoncée par le chef du gouvernement, la diplomatie économique, les réformes et la communication gouvernementale. Interview…
leconomistemaghrebin.com : Comment trouvez-vous le Gouvernement Chahed ? Répond-t-il à la nature de l’étape actuelle? Se distingue-t-il réellement des autres gouvernements qui l’ont précédé? A -t- il provoqué le choc psychologique attendu?
Jawhar Ben Mbarek: Dans une large mesure, le gouvernement de Chahed II n’est que le prolongement du gouvernement Chahed I, voire même les trois gouvernements qui l’ont précédé depuis octobre 2014, avec les mêmes caractéristiques structurelles et fonctionnelles :
- Un gouvernement hétéroclite sans véritable programme fédérateur et sans plan d’action au sens politique strict.
- Un gouvernement excessivement élargi répondant plus aux exigences de représentativité et de positionnement des différentes composantes de l’alliance au pouvoir qu’aux exigences d’efficacité et de cohésion d’un gouvernement dit de « guerre ». Avec même des portefeuilles créés sur mesure !
En dehors des contraintes exercées par les partis au pouvoir, personne ne peut comprendre les raisons du redéploiement d’anciens ministres en poste depuis quelques mois à peine. S’ils sont bons alors ils devraient rester à leurs postes respectifs et poursuivre la mission qu’ils avaient entamée depuis peu. En revanche s’ils sont mauvais ils devraient simplement quitter le gouvernement, cela me paraît logique.
Si j’emprunte la formule utilisée par un député de l’opposition, personne ne comprend pourquoi Youssef Chahed s’obstine à « puiser dans le même tiroir ». Des hommes et des femmes qui, dans la conscience collective, véhiculent l’image de l’échec.
3- Un gouvernement structuré à l’ancienne et donc hors contexte. Les différents ministres chacun à la tête de son département seront, comme toujours, absorbés par la gestion des affaires administratives et financières courantes ainsi que par l’arbitrage des conflits internes et externes incessants. La part de la politique, de la réflexion et de la planification stratégique nécessaires à tout effort de réforme sont extrêmement faibles dans la conception même du cabinet.
En dehors de la classe politico-médiatique et au regard de la majorité des Tunisiens, l’annonce du nouveau gouvernement Chahed n’est qu’une info consommée le jour même, ce n’est certainement pas un tournant ou un événement décisif.
Un gouvernement de guerre, peut-il être un gouvernement de l’espoir ? Peut-t-il donner une dose d’optimisme après l’abattement général constaté ces dernières années ?
Le chef du gouvernement a annoncé une guerre défensive avec l’objectif de retrouver les équilibres anciens et révolus touchant essentiellement à la sécurité interne du pays et au redressement des finances publiques. Toute sa politique tourne autour de ces deux axes. Une guerre de ce genre n’est pas suffisamment ambitieuse. L’espoir et l’optimisme naissent généralement de la volonté de réforme et de modernisation et non pas du désir de préserver le statu quo ou de le retrouver. Malgré son jeune âge, Youssef Chahed reste malheureusement un conservateur qui refuse de sortir des sentiers battus. Il s’est entouré, volontairement ou pas, de personnalités qui partagent avec lui cette vision et cette conception frileuse de la politique.
Les objectifs de sa guerre parlent très peu au peuple pour deux raisons au moins: d’abord, la menace terroriste et sécuritaire est maintenant maîtrisée dans les limites du tolérable. Il s’agit simplement de continuer à consolider les acquis dans ce domaine. Ensuite, le redressement des finances publiques uniquement par la réduction des dépenses et des investissements publics est synonyme d’austérité et donc d’approfondissement des crises sociales et des crises du service public.
Comment jugez-vous les grandes lignes de son programme économique et social annoncé devant les représentants du peuple, à l’investiture et cette fois-ci, à l’occasion du débat sur le budget?
Je ne sais pas si on peut raisonnablement parler d’un programme économique dans le discours d’investiture. Chose confirmée lors du débat général sur le budget 2018. Youssef Chahed a évoqué plutôt un certains nombre de mesures à caractère financier visant essentiellement à redresser les finances publiques et les grands équilibres macro-économiques (déficit budgétaire, balance commerciale, inflation et dépréciation du dinar…).
Il continue à évoquer des réformes qu’il a qualifiées de douloureuses visant le redressement des finances des caisses sociales par l’augmentation de l’âge du départ à la retraite, visant aussi les entreprises publiques par la privatisation directe ou indirecte.
Il a insisté sur la réduction des engagements du budget public qui se traduira par des contraintes supplémentaires sur le fonctionnement des différents services publics sociaux (transport, santé, éducation, recherche, culture, sport…) et par des contraintes sur la caisse de compensation.
Il a déclaré aussi et dans le même sens une préférence pour la promotion du Partenariat Privé-Public (PPP).
Cette vision est très controversée. Elle est, d’une part, jugée peu politique et trop imprégnée d’une culture de l’entreprise et de la finance et d’autre part, irréaliste dans la conjoncture sociale et économique et le climat des rapports tendus entre partenaires sociaux. Ces réformes financières isolées pour l’essentiel sont importantes mais ne peuvent être envisagées raisonnablement que d’une manière concertée et dans le cadre d’un contexte de relance économique globale.
J’aurais aimé entendre le chef du gouvernement évoquer des réformes économiques fondamentales dont l’objectif serait de libérer les forces productives et donner à notre économie une grande capacité de création de richesse car c’est cela notre véritable handicap.
Les priorités du gouvernement sont inadaptées, leur agencement prouve qu’il ressemble, comme ses prédécesseurs, à une compagnie de sapeurs-pompiers pyromanes plus qu’à un « gouvernement de guerre ». Il a encore pris l’option de la gestion de la crise et non pas celle de la résorber par les grandes réformes. En un sens, Youssef Chahed devrait s’inspirer davantage de Bourguiba !
Les six réformes économiques que je juge prioritaires sont absentes ou simplement survolées par le discours de Youssef Chahed :
- La transition énergétique globale.
- La réforme et la modernisation de la gestion des ressources hydriques,
- La réforme agricole,
- La réforme des transports publics,
- La réforme du secteur du logement et la lutte contre la spéculation
- La revalorisation du travail et l’intégration dans le système économique, social et fiscal de la masse considérable de travail marginal pourtant effectif (travail des femmes, travail dans les secteurs informels, de l’agriculture, du bâtiment, des métiers libres, de l’artisanat, des services…)
Ce sont à mon avis des directions de base vers une nouvelle donne économique. Vous pouvez remarquer qu’elles n’ont rien d’idéologique, elles permettent simplement de réaliser trois objectifs pragmatiques majeurs :
- Réallouer l’investissement public et privé vers des secteurs rentables, à grande valeur ajoutée, créateurs de richesses et d’emplois même à court terme.
- Soulager le budget public et la balance commerciale et la balance des payements de manière durable et structurelle.
- Rééquilibrer stratégiquement les finances des caisses sociales et pérenniser le système social tunisien.
- Soulager la classe moyenne, locomotive de la croissance, et redynamiser ses capacités à consommer en dehors des besoins primaires (nourriture, logement, transport, énergie). C’est aussi une manière pérenne de stimuler l’investissement sans être obligé de subventionner éternellement les entreprises et le capital en aggravant la crise financière et sociale. Il s’agit tout simplement de rompre le cercle vicieux et d’enclencher un cercle vertueux.
Dans le domaine économique, Youssef Chahed a-t-il innové ou s’est -il inscrit comme l’affirment certains à l’instar de ses prédécesseurs dans le schéma classique et l’option plutôt comptable dans l’analyse et les solutions proposées?
Oui justement. Comme je viens de l’expliquer, il est resté comptable, gestionnaire plus que politique visionnaire. En temps de crises majeures, une nation a besoin d’un visionnaire audacieux pour la motiver et la pousser à franchir de nouveaux caps sur le chemin de la modernité et le progrès. Youssef Chahed a eu l’occasion de jouer ce rôle et il l’a encore mais sa fenêtre de tir se rétrécie de jour en jour.
La création d’un Secrétariat d’Etat en charge de la diplomatie économique relevant du ministère des Affaires étrangères, relève-t-elle de l’effet de mode, ou est-ce la bonne réponse à un vrai besoin?
En soi, cette mesure est muette si l’on ne sait pas à quoi elle sert et à quel besoin réel elle doit répondre. S’il s’agit de stimuler notre diplomatie économique, personne ne peut s’opposer à cela mais c’est quoi notre diplomatie économique au juste ? Quels sont ses objectifs, comme méthodes, comme moyens, et comme cibles ? Youssef Chahed n’a pas avancé une stratégie lisible dans ce sens pour justifier la création d’un tel département et il n’a même pas expliqué pourquoi la personne choisie est la mieux qualifiée pour le diriger. Nous avons l’impression malheureusement qu’une démarche politicienne est derrière la création de ce secrétariat sur mesure, pour certains.
A-t-on besoin d’un secrétariat d’Etat alors que tous les ambassadeurs sont appelés à faire de la diplomatie économique ?
Nous pouvons envisager un département ou un secrétariat chargé de ce dossier pour coordonner et stimuler l’action de toutes nos représentations diplomatiques et consulaires dans le domaine de la promotion économique du pays, il n’existe pas d’objections de principe. Le chef du gouvernement aurait pu choisir un grand diplomate tunisien ou une grande personnalité bien introduite dans les sphères d’influence internationales pour le charger de promouvoir l’attractivité de l’économie tunisienne en coordination avec nos représentations à l’étranger. Son action aurait été bien comprise, mais là il n’en est rien. La morale politique devrait condamner de tels agissements or il n’en est rien ! Mais je pense que cette mission revient naturellement et constitutionnellement au Président de la République. C’est lui qui devrait l’assumer énergiquement.
Comment peut-on être fort et convaincant en diplomatie économique pour tisser des partenariats et drainer des capitaux étrangers, alors que le Capital local et national est en stand-by avec une lisibilité trop faible? Que faut-il faire dans ce cas, au préalable?
La première contrainte consiste à bien identifier les pays et les groupements économiques disposés à soutenir vraiment la Tunisie démocratique et moderne. C’est un a-priori fondamental qui nous a fait perdre beaucoup de temps et d’efforts par le passé. Nous nous sommes très souvent trompés à ce sujet. Dans un premier temps, nous nous sommes adressés à des pays qui ne soutiennent pas la modernisation sociale de la Tunisie et dans un second temps nous nous sommes adressés à d’autres pays qui ne veulent pas de sa démocratisation. Nous n’avons obtenu aucun soutien conséquent d’aucun d’entre eux. Les lignes géopolitiques ont largement bougé, nous n’avons plus les mêmes amis ni les mêmes ennemis, il faut que notre diplomatie s’adapte à cette nouvelle réalité.
La seconde contrainte est d’ordre interne. Elle concerne la maîtrise de la transition et la gouvernance démocratique ainsi que la maîtrise des réformes nécessaires à la stabilité sociale. Nous sommes en grand déficit de stabilité politique et sociale et donc de visibilité à moyen et long terme, c’est un obstacle à la coopération internationale.
La troisième contrainte est d’ordre économique. Elle concerne bien évidemment le déficit d’attractivité de l’environnement économique du pays souffrant d’un cadre législatif et réglementaire archaïque, d’une administration lourde et excessivement bureaucratisée et sans être au-dessus de tout soupçon de corruption. Mais pas seulement cela. Notre marché est peu significatif avec un pouvoir d’achat très bas, et le rendement du travail et du capital sont aussi trop bas. Notre résistance interne à la réforme entrave nos efforts internationaux et bloque des opportunités intéressantes de coopération étrangère.
La quatrième contrainte relève de notre politique de communication sur la question sécuritaire d’abord en interne et ensuite en externe. L’instrumentalisation de la sécurité dans le pays, l’entretien de la politique de la peur dans le règlement des conflits politiques depuis 2011 ont eu un effet dévastateur sur l’attractivité de notre pays. Cela continue encore aujourd’hui !
Bien distinguer nos amis et partenaires, entamer (simplement entamer) sans tarder des réformes sincères et visibles de la gouvernance économique et changer de communication politique sont les trois préalables à toute diplomatie économique efficace.
Les agences de notation facilitent-elles le travail des diplomates économiques ? Comment doivent-ils répondre?
Elles ne facilitent certainement pas nos efforts de redressement en général, mais c’est aussi le choix de nos gouvernants de s’aventurer sans mesure dans une politique d’endettement externe excessif et surtout non ou peu productive. Nous sommes malheureusement à la merci de la finance internationale et en définitive nous récoltons ce que nous avons semé.
Si on vous nommait Secrétaire d’Etat à la Diplomatie économique, quelles seraient vos cinq premières décisions?
Si c’était le cas, je rejetterais la proposition car je refuse de jouer au vendeur qui ne contrôle rien de la marchandise qu’il propose. C’est une forme primitive de marketing.
La communication sur les atouts de la Tunisie, est-elle satisfaisante? Que lui manque-t-elle?
Il manque l’essentiel : la conviction et la sincérité, car l’atout majeur de la Tunisie c’est son expérience démocratique dans une région hostile. Nous n’avons pas vraiment d’autres atouts déterminants ou exclusifs à étaler en ce moment. Sauf que les personnes chargées de la promotion de notre pays ne sont pas toutes convaincues de cette expérience. Elles y sont dans une large mesure hostiles. Elles trouvent donc de grandes difficultés à convaincre les autres. J’ai vu de mes propres yeux des décideurs politiques étrangers déployer des efforts considérables pour convaincre des décideurs tunisiens de l’importance vitale pour le « monde libre » de la réussite de l’expérience démocratique tunisienne. Les Tunisiens étaient plutôt réticents!