Rarement projet de loi de finances n’aura suscité autant de controverses, de polémiques, d’opposition et de rejet. Au fil de la contestation, on vit se former un front de refus on ne peut plus hétéroclite. Des formations politiques entachées de populisme, le syndicat ouvrier pour les raisons que l’on sait, la centrale patronale qui brandit ses armes pour ne plus sortir le chéquier, les professions libérales en guerre permanente contre le fisc et les forfaitaires qui n’en ont cure donnent de la voix. Les uns à raison, les autres, et ils sont nombreux, à tort.
Le pays est-il à ce point allergique, hostile à toute tentative de réforme ?
Serait-ce l’incompréhension, les malentendus, voire la brutalité de ces réformes qui susciteraient de telles réactions ? Il est même fort probable que des considérations liées à la lutte pour le pouvoir jettent de l’huile sur le feu et contribuent à intoxiquer ce qui ne devrait pas dépasser le cadre d’un débat sur le projet de loi de finances.
Difficile de démêler les fils d’une contestation aux motivations contradictoires. La raison est que le pays est dans l’impasse. Sans réelle marge de manœuvre. Pour seule issue, le gouvernement se dit dans l’obligation de choisir entre deux potions, l’une un peu moins amère que l’autre. Nulle part, il n’a été établi que ces thérapies aient éradiqué la maladie sans emporter le malade lui-même.
Pour faire face à l’urgence, le gouvernement s’est lui-même placé en situation d’urgence. L’urgence voudrait qu’il ponctionne les uns – toujours les mêmes – qui n’en peuvent plus, ce qu’il doit impérativement redistribuer aux autres qui revendiquent davantage. Il doit faire face à un terrible dilemme. Il se voit contraint d’augmenter ses dépenses, alors qu’il est à deux doigts de la banqueroute. D’instinct, il cherche à augmenter l’impôt prélevé sur les personnes physiques et morales véritablement identifiées (PVI), à défaut de réduire ses dépenses, qui plus est, en période électorale.
L’ennui est qu’en période de vaches maigres, de croissance atone, le gouvernement se livre, ce faisant, à un jeu à somme nulle, sinon négative. Le surcroît de prélèvement obligatoire aura pour effet d’aggraver la pression fiscale et pourrait provoquer d’énormes dégâts dans l’appareil productif lui-même. Il va lourdement impacté la consommation et l’investissement privé, sans stimuler pour autant l’investissement public, en hibernation depuis longtemps.
En voulant parer au plus pressé, le gouvernement s’engage et s’enferme dans une voie très étroite, qui le prive d’autres choix moins contraignants, mais pas plus populaires. Il doit, en tout état de cause, s’affranchir, se libérer de la dictature de l’instant pour se donner un peu plus d’air. Il y a sûrement des économies à faire dans ses dépenses et sans doute aussi plus à gagner à réduire la pression fiscale, en déclenchant la mère des batailles, celle d’en élargir l’assiette.
Une autre politique serait possible, à condition de rompre avec la tyrannie du court terme, du tout et tout de suite. Quant à savoir si le gouvernement a les moyens de ses ambitions dans un contexte de gouvernance politique pour le moins confus et peu clair, c’est une tout autre question. Qu’il faudra bien élucider un jour.
L’UTICA est dans son rôle quand elle s’insurge contre ce qu’elle qualifie de matraquage fiscal. Pour les entreprises assujetties à l’impôt, celui-ci prend une allure confiscatoire, qui met en péril leur propre survie. Il y a grand risque à trop laminer les marges bénéficiaires. Et pour cause : le profit d’aujourd’hui, c’est l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain.
L’UGTT est en droit de s’opposer à toute perspective de dégradation du pouvoir d’achat. Les salaires ont certes progressé, sans que l’on puisse en dire autant de la productivité, mais ils se sont fait toujours rattraper par des prix en folie. On comprend que la centrale ouvrière soit vent debout contre toute forme d’austérité dont elle ferait les frais.
Le patronat laisse exploser sa colère. Le syndicat ne le fait pas moins. Cette exaspération a fondamentalement une origine commune. Il y a là les principaux symptômes d’une grave crise : une crise tout à la fois de la pensée économique, une crise économique et financière et une crise de l’Etat. On peut s’en plaindre ou se lamenter à n’en pas finir, mais on peut aussi et on doit se saisir de cette réalité pour crever l’abcès, faire bouger les lignes et se donner de vraies voies de sortie de crise. Les crises, c’est connu, révèlent les défauts de la cuirasse. Quand la croissance se retire, qu’elle est à peine perceptible, elle fait apparaître toutes les avaries et jusqu’aux moindres fissures et dysfonctionnements de l’économie. Paradoxalement, on ne réforme qu’en temps de crise, en pleine tempête et rarement quand les vents sont favorables.
Le poids des déficits, le choc du chômage, de l’inflation, du dinar devraient nous inciter, nous pousser à casser les codes, à transgresser les tabous, à nous mettre en cohérence avec les principes de réalité. Face à la colère des principaux acteurs économiques et sociaux, il devient très problématique de reporter à plus tard ce qu’il aurait fallu faire il y a bien longtemps. Il n’est d’autre évidence aujourd’hui que celle-ci : réformer ou périr. Simple euphémisme, dira-t-on, car de cela tout le monde est conscient. Toutes les réformes dont on n’arrête pas de parler figurent dans le programme, dans l’agenda et le calendrier du gouvernement. Le problème est qu’il faut les engager, ouvrir pour de bon ces chantiers pour mettre le pays en mouvement.
On serait mieux inspiré de faire payer les contrebandiers sous les verrous, plutôt que de les entretenir en prison aux frais du contribuable. Il y a plus à gagner à composer avec les fraudeurs et les insoumis de la fiscalité, en modulant le curseur, plutôt que de perdre leur trace. C’est le meilleur moyen de se réconcilier avec les frondeurs du patronat, victimes expiatoires d’un dérèglement fiscal contraire à toute forme d’équité.
Toujours au titre des mesures immédiates, il est possible d’assécher les sources de la corruption, en réformant l’Etat, en mettant davantage de transparence dans ses rouages et en le délestant de ses pesanteurs bureaucratiques. Sa transformation digitale fera repartir au plus vite à la hausse le cycle de l’investissement, de la création d’entreprises, de richesses et d’emplois. Les recettes de l’Etat suivront.
Encore qu’il faille éradiquer les centres et les foyers de déficit publics comme on n’en a jamais connu, qui pullulent dans des entreprises maintenues, au mépris de toute forme de rationalité économique, dans le giron de l’Etat, qui avoue désormais son incapacité à les renflouer.
Il n’y a pas mieux que la thérapie des privatisations pour assainir les finances publiques, améliorer l’efficacité, et de l’Etat et de ses entreprises, maintenues sous perfusion. Pourtant, l’histoire et le registre des privatisations n’inspirent aucune crainte. Ils sont même très éloquents. Toutes les entreprises cédées aux privés ont vite fait de retrouver une seconde jeunesse, une nouvelle vitalité et de nouvelles capacités d’investir, de créer de nouvelles richesses et de nouveaux emplois productifs, tout en contribuant à améliorer les rentrées de l’Etat.
L’Etat, précisement, doit redéfinir son rôle et son périmètre d’action. Il doit retrouver la taille et les fonctions qui doivent être les siennes. Il doit pouvoir se libérer des tâches subalternes, pour oser enfin regarder loin dans le temps et mettre en perspective une vraie vision. Le pays a besoin d’un Etat-stratège, capable de produire une législation de son temps, c’est-à-dire qui anticipe sur les changements à venir. Celui-ci ne doit pas être embourbé dans les tâches productives qu’il ne saurait faire avec l’efficacité requise pour pouvoir se consacrer à l’essentiel : impulser, superviser, réguler, créer un climat favorable à l’investissement pour se donner les moyens d’une redistribution de revenus, aussi équitable qu’efficace. L’Etat ne doit pas se montrer grand pour les petits problèmes et petit face aux grandes questions qui nous interpellent.
Les salariés de tous bords, il faut bien en parler, doivent se rendre à l’évidence et à la raison. S’ils veulent garantir leurs pensions d’après travail, il vaut mieux retarder de quelques années le départ à la retraite, que de voir inéluctablement augmenter les cotisations salariales pour combler le déficit abyssal des caisses et soulager les finances publiques. Les entreprises en mal de compétitivité n’y résisteront pas. L’emploi, déjà à la diète, sombrera et le chômage explosera. L’Occident, les Asiatiques qui se tuent pourtant au travail ont depuis longtemps brisé le plafond de verre des 60 ans, et ont porté le barre jusqu’à 67 ans. Au nom de quoi on s’obstine à nous soustraire de cette pente naturelle, nous qui avons fait de la dignité notre cri de ralliement ?
Il serait illusoire de croire que tout peut être entrepris comme par enchantement. Il faut tout le courage et toute la volonté du gouvernement pour surmonter les obstacles, qui sont bien réels. Il va devoir affronter des réticences et des résistances de partout. L’ennui est qu’il lui sera difficile de s’extraire des échéances et des rendez-vous électoraux, peu propices aux grandes réformes qui remettent en cause privilèges et droits acquis, au risque d’entacher les résultats des élections. Problème : le temps de la politique est beaucoup plus long que celui de l’économie, évidemment bien plus court.
Tout ne peut être résolu dans l’immédiat. A cette précision près que les grandes marches commencent toujours par le premier pas. On voudrait voir apparaître les premiers signaux, qui attestent de la volonté du gouvernement et de sa détermination de mettre de la rationalité là où il faut pour calmer la colère des syndicats et du patronat. S’il y parvient, il pourra compter sur leur compréhension, leur mobilisation et leur appui. Tout redeviendra alors possible et beaucoup moins contraignant.