A l’occasion de la tenue du 1er Congrès international d’addictologie, tenu récemment du 14 au 15 décembre à Tunis, le Pr Nabil Ben Salah, président de la Société Tunisienne d’Addictologie, organisatrice de cet événement, a bien voulu répondre à nos questions.
leconomistemaghrebin.com : Si vous nous présentiez la Société Tunisienne d’Addictologie ?
Nabil Ben Salah : La Société Tunisienne d’Addictologie a été créée le 28 juillet 2015, aux fins de soutenir les efforts et de participer aux actions développées dans divers ministères (Justice, Intérieur, Santé, Education, Enseignement supérieur…). L’objectif consiste à cerner le problème de la toxicomanie ou mieux la question des addictions aussi bien celles dues à la prise de substances que celles comportementales telles l’addiction aux jeux de hasard, la cyberaddiction en analysant les causes afin de mettre au point les traitements possibles et les techniques de réhabilitation envisageables.
La création de notre association a été, en fait, motivée par la progression galopante de l’usage des drogues notamment chez les sujets jeunes de 15 à 35 ans, et surtout par l’absence de données épidémiologiques fiables émanant d’un observatoire national des drogues et des toxicomanies qui produirait un rapport annuel analysant les données produites par toutes les parties concernées par le thème et permettant de construire une politique nationale basée sur des données probantes répondant parfaitement aux besoins.
A noter cependant qu’en 2014, selon quatre experts internationaux, désignés par la revue Addiction, s’appuyant sur la prévalence mondiale de la dépendance aux drogues licites et illicites, il y aurait en Tunisie : 2,5 millions de sujets accros au tabac, 639 000 à l’alcool, 385 000 au cannabis, 33 000 aux drogues injectables, 163 000 aux jeux, ce qui représenterait globalement, en tenant compte des poly-toxicomanies, environ 20% de la population.
Comment peut –on évaluer l’approche légale de ce phénomène qui, comme vous le dites, ne cesse de prendre de l’ampleur ?
Notre pays a pris un certain retard pour ajuster sa réaction à ce fléau universel car il est resté sous l’emprise de la Loi 92-52 relative aux stupéfiants parue le 18 mai 1992, laquelle considère la question des addictions, non pas à travers le prisme de la santé mais plutôt à travers celui de la sécurité, adoptant ainsi le principe de l’addiction-délinquance avec toutes les conséquences sur les stratégies et les conditions et lieux de prise en charge.
En effet, la Loi 92-52 permet au sujet dépendant, une seule fois dans sa vie, de bénéficier de soins, sans subir les sanctions pénales de 1 à 5 ans d’emprisonnement et de 1000 à 3000 dinars d’amende, sanctions qui étaient alourdies jusqu’au mois de mai 2017 par l’interdiction au juge de recourir aux circonstances atténuantes. Le bénéfice des soins étant d’ailleurs tributaire de l’avis favorable de la commission nationale des toxicomanies présidée par un juge et siégeant au ministère de la Santé. En sachant que si le sujet dépendant se présente spontanément au médecin pour se soigner, ce dernier est tenu d’en informer les autorités judiciaires.
Ces contraintes légales vis-à-vis de la demande de soins ont, d’une part, amené le sujet dépendant à reporter au plus tard possible le bénéfice de cette unique occasion de se soigner sans être emprisonné jusqu’à ce qu’il soit arrêté pour délit de consommation, et d’autre part, ont fait que les médecins soignants ne se bousculent pas pour accepter de prendre en charge ces patients, rebutés à l’idée de devoir les dénoncer aux autorités judiciaires.
Qu’en est-il des moyens de thérapie d’une manière générale, particulièrement la situation des centres de désintoxication ?
En dehors du Centre « Espoir » de Jebel-Oust, ouvert en 1999 en tant qu’arrière chambre de l’institution pénitentiaire et n’ayant pu s’ouvrir aux quelques dizaines de sujets libres qui osaient s’y présenter que par un coup de force du médecin responsable, les médecins, dans l’ensemble des autres régions du pays, se débattaient comme ils pouvaient face aux demandes discrètes de soins quitte à se rabattre sur des centres de « désintoxication » montés par des privés ou par une association à caractère social qui n’obéissant ni à un quelconque cahier des charges d’institution sanitaire ni au moindre contrôle des organes du ministère de la Santé…Un projet de loi organique intitulé « Loi organique 79-2015 relative aux stupéfiants » qui prévoit l’ouverture de centres de désintoxication sous la houlette du ministère de la Santé, est en stand-by à l’ARP depuis le 31 décembre 2015 ! L’addiction aux stupéfiants étant un problème de santé publique, elle devrait figurer parmi les priorités des pouvoirs publics. C’est loin d’être le cas.
En effet, conclut-il, les données récentes de la littérature médicale démontrent bien qu’il s’agit d’une maladie chronique à multiples rechutes qui atteint des centres cérébraux situés au niveau du système limbique et qui trouve son origine dans une myriade ou une toile de facteurs héréditaires, psychologiques et sociaux alimentés par les réseaux physiques ou électroniques de distribution des substances psycho-actives, des jeux vidéo, de hasard… ».