Patrice Bergamini, Ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie, est dans son rôle de coeur et de raison. Autant dire que dès l’annonce de la liste, il est monté en première ligne pour remettre les choses à l’endroit ; rectifier le tir et remettre au plus vite l’ouvrage sur le métier. Il a tout aussi hâte que nous de sortir la Tunisie de cette liste noire dans laquelle elle n’aurait jamais dû figurer. La Tunisie, dira-t-il, n’est pas un paradis fiscal, avant d’ajouter : « Je suis sûr qu’elle ne peut pas rester dans la liste noire ! ». Elle ne doit pas y figurer Monsieur l’Ambassadeur. Interview.
La Tunisie figure dans la liste des 17 pays considérés comme des paradis fiscaux. Vous attendiez-vous à une telle décision ? Une nouvelle liste de paradis fiscaux pour quoi faire ? Il y a comme un énorme malentendu. On n’arrête pas de s’interroger au sujet de cette liste des 17. Vous-même, Monsieur l’Ambassadeur, semblez gêné.
Le point qui me gêne est la difficulté qu’ont certains à comprendre une chose très simple : il n’y a pas de contradiction entre soutenir une croissance économique, soutenir la transition économique et sociale en Tunisie, soutenir l’emploi des jeunes – l’enveloppe de coopération de l’UE ici s’élève à 1,2 milliard d’euros – et oeuvrer en même temps pour plus de transparence fiscale. Il n’y a pas de contradiction à mettre tout ça sur la table.
Lundi (4 décembre), quand j’ai rencontré le président de la République, j’ai annoncé que nous avons multiplié par trois les bourses Erasmus en 2017; j’ai signé pour une nouvelle tranche d’assistance macro-financière de 200 millions d’euros fin octobre ; en janvier 2018, 300 millions d’euros seront ajoutés dans le cadre de cette coopération. Il n’y a pas de contradiction entre cela et d’un autre côté, à pousser vers plus de transparence fiscale, davantage d’équité fiscale, un système de redistribution plus efficace de la richesse nationale en faveur des jeunes, de l’économie et des régions intérieures.
Concrètement M. l’Ambassadeur qu’est-ce qui a motivé cette décision ?
En janvier 2017, la liste comptait 92 pays sollicités sur la base de critères objectifs tels que la transparence fiscale, la loyauté fiscale et l’engagement aux principes BEPS de l’OCDE. Ils étaient sollicités pour dire qui fait quoi, où en êtes-vous, avez-vous travaillé là-dessus, êtes-vous prêts à confirmer que vous travaillez dessus etc. ? Les messages et les questionnaires ont été transmis aux 92 pays.
Vingt pays sont sortis immédiatement de la liste parce qu’il n’y avait pas de problèmes. Sur les 72 pays restants, huit pays ont été mis de côté pour un temps, ce sont les petites îles des Antilles notamment qui ont été frappées par les ouragans. Le reste, au nombre de 47 pays, sont sur la liste grise et 17 restent sur la liste noire.
En Tunisie, mes équipes ont travaillé en bonne intelligence avec les Ministères des Finances et des Affaires étrangères. Il aurait fallu peut-être mieux gérer le temps côté tunisien ou se donner peut-être un peu plus de temps côté européen, mais les délais étaient fixés depuis plus d’un an. Les échéances étaient fixées pour la mi-novembre. La réunion des ministres s’est tenue le 5 décembre.
Maintenant, on en est malheureusement là. Je le répète : il est regrettable que la Tunisie ait été mise sur cette liste noire mais cela est dû à des engagements arrivés en retard. Aujourd’hui, il est impératif d’en sortir. Tous les engagements que j’ai pris pour sortir de cette crise sont clairs. Le Commissaire européen en charge du dossier l’a bien dit : nous allons tout faire pour sortir la Tunisie de ce problème. Tous les ambassadeurs européens étaient à mes côtés hier quand nous sommes allés voir le ministre des Finances, et nous avons tous exprimé notre détermination à sortir la Tunisie de cette liste.
Encore une fois, quand je dis qu’il faut tirer avantage de la situation actuelle, qui est problématique, c’est parce qu’il n’y a pas de contradiction. L’Europe est le premier partenaire de la Tunisie. Elle la soutient aujourd’hui et continuera à la soutenir demain. Il n’y a pas de contradiction entre cela et engager et soutenir la Tunisie vers davantage de réformes fiscales en faveur de la croissance et de la création d’emplois. En faveur aussi des entreprises tunisiennes et des investisseurs européens.
Nous savons que les piliers de l’économie tunisienne sont le tourisme, l’emploi des jeunes, l’investissement et bien sûr : l’exportation. A ce niveau, il faut s’assurer que le système mis en place ne facilite pas certaines failles, soit en matière d’équité fiscale, soit en matière de risque d’évasion fiscale ou de blanchiment. Par exemple, au niveau des opérateurs de certains services financiers, il faut bien s’assurer que tous les opérateurs ont une existence légale en Tunisie. Et là, je ne doute nullement de la détermination des autorités tunisiennes à faire ce qu’elles ont à faire. La Tunisie est une alliée dans la lutte contre le financement du terrorisme, contre le blanchiment d’argent, pour sa propre sécurité, mais aussi pour le bien de sa propre économie.
L’objectif est de sor tir le plus rapidement possible de cette situation. Encore une fois, je ne doute pas qu’on va y parvenir. L’objectif est la prochaine réunion des ministres des Finances de l’Union européenne, le 23 janvier. Actuellement, nous travaillons avec les experts, nous travaillons aussi au niveau politique pour que les signaux soient adressés avant le 23 janvier, parce qu’il ne faut pas rater l’échéance du 23 janvier.
Sortir de la liste des 17 pays, ce n’est pas tout à fait gagner puisqu’il reste à quitter la zone grise des 47 qui n’est pas non plus très enviable.
Pour répondre à votre question concernant la liste des 17 pays, je peux vous dire qu’être sur la liste des 47 n’est pas la meilleure solution. Il y a des pays européens qui figurent sur la liste des 47. Ils ne sont pas membres de l’Union européenne, mais ils se situent géographiquement en Europe. Il appartient à la Tunisie de décider de sortir de la liste noire ou d’y rester. Comme demain il lui appartiendra de rester dans la liste grise ou d’en sortir.
La Tunisie est la seule démocratie de la région. Elle a une société civile exceptionnelle, dynamique, il y a des débats à tous les niveaux. On aimerait que d’autres pays s’inspirent de ce qui se passe en Tunisie. Ce qui a été mis sur la table en matière d’égalité des genres, d’héritage, de tolérance, d’ouverture, concernant les femmes, tout ça est fondamental.
J’étais avec le Président Beji Caïd Essebsi comme je vous l’ai dit précédemment, le 4 décembre pour célébrer le premier anniversaire du partenariat UE-Tunisie pour la Jeunesse. Le Président de la République, s’adressant à de jeunes étudiants, entrepreneurs, start upers, leur a dit : vous êtes la clé du changement. Quelque part, personne n’aime le changement parce qu’il bouscule les habitudes, parce qu’il remet en cause certaines situations confortables. Mais sans changement, il n’y a ni progrès, ni évolution.
Le changement bouscule, remet en cause certaines pratiques. Je ne veux pas utiliser le mot de clientélisme, mais quand on parle d’équité fiscale et de redistribution des richesses, c’est de cela dont il s’agit. La démocratie c’est , je dirais, trois choses. Tout d’abord, c’est une administration efficace, transparente et redevable vis-à-vis du citoyen. Deuxièmement, la démocratie, c’est un système de redistribution des richesses anonyme. Quelles que soient vos convictions politiques, quels que soient le parti politique et l’équipe dirigeante qui se mettent en place, même si vous n’avez pas voté pour eux, ils sont tenus de vous faire bénéficier des mêmes droits et des mêmes avantages que ceux qui ont voté pour eux. La démocratie, c’est donc un système qui assure la redistribution anonyme de la richesse nationale, c’est-à-dire un système fiscal équitable au service de la croissance, de l’emploi et de l’investissement national et étranger.
Le troisième pilier de la démocratie, c’est l’élection démocratique, libre et transparente. Il ne s’agit pas seulement de gagner les élections, mais aussi d’accepter de perdre les élections. Un jour on gagne, un jour on perd, c’est le propre de la démocratie.
Mais dans une démocratie, la question de l’impôt se pose aussi. C’est une question difficile, et même en Europe, le débat sur l’équité fiscale est un débat permanent. C’est comme cela qu’on progresse. Et c’est pour cela que, concernant cette histoire de liste, je souhaite vivement voir la possibilité, l’opportunité de faire bouger les lignes et de soutenir le changement.
Peut-être que cette histoire de liste est une opportunité. Le tout est de savoir garder son calme, son sang-froid et faire preuve sens politique de manière à transformer ce problème en une opportunité.
Cette af faire de liste – qui est regrettable encore une fois – pourrait être un signal de mobilisation supplémentaire des administrations pour davantage de coordination et de réactivité.
La Tunisie est un modèle, elle force le respect. Donc, il faut agir en conséquence. Elle a une fenêtre d’opportunité avec tous les acteurs internationaux : les bailleurs de fonds et l’Union européenne, avec laquelle elle entretient des rapports d’exception.
La Tunisie n’a pas été non plus, à l’instar des îles que vous évoquiez, épargnée par l’ouragan post-révolution et les effets ravageurs du terrorisme
Lors de la crise de 2010-2011, la Tunisie a su surmonter les défis de sa révolution toute seule. Elle a su surmonter aussi toute seule les défis de la crise libyenne et l’arrivée de plus d’un million de réfugiés. La communauté internationale a fini par se mobiliser à hauteur de ses attentes.
Cette fenêtre d’opportunité est là aujourd’hui. Mais je ne suis pas sûr que, d’ici deux ou trois ans, avec les incertitudes dans la région, après la décision de Donald Trump concernant Jérusalem, la région aille vers davantage de stabilité. Nous sommes dans une région très incertaine, vu les crises majeures et les drames humanitaires auxquelles nous assistons en Syrie, au Yémen, en Irak, en Palestine, en Libye. Il faut donc veiller à ce que, avec cette fenêtre d’opportunité, avec cette manne financière et ces investissements massifs européens dont bénéficie la Tunisie, on puisse équiper la Tunisie au maximum et le mieux possible, afin qu’elle puisse faire face à d’éventuelles nouvelles turbulences régionales, au cas où elles surgiraient dans la région. Ceci dans le cas d’un scénario pessimiste.
Mais dans le cas d’un scénario positif, parce qu’il faut toujours garder espoir, s’il est mis fin au drame syrien par exemple, si les acteurs internationaux parviennent à trouver une solution à la crise syrienne, il va falloir reconstruire la Syrie. J’ai vécu cela lors du premier conflit sur lequel j’ai eu à travailler, celui des Balkans au milieu des années 90. Dès la chute du régime de Milosevic, tous les acteurs internationaux, tous les bailleurs de fonds s’étaient mobilisés pour reconstruire la Bosnie-Herzégovine. Il ne faut donc pas que d’ici deux ou trois ans, la Tunisie regrette de n’avoir pas pu ou su optimiser la manne financière internationale mise à sa disposition aujourd’hui. Par conséquent, il faut faire en sorte que cette affaire de liste fiscale soit une opportunité plutôt qu’un problème, car la Tunisie a besoin de l’Europe et l’Europe a besoin de la Tunisie.
Quand la Tunisie démontre qu’il n’y a pas de fatalité en Méditerranée, cela veut dire qu’elle est en train de démontrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les religions, d’incompatibilité entre le fait d’être au sud de la Méditerranée et le fait de jouir des bénéfices de la démocratie et d’un système de redistribution équitable des richesses, etc.
Immédiatement après toute révolution, on est confronté aussitôt à un certain nombre de dossiers qui ne sont pas très exaltants, mais qui sont fondamentaux : les réformes de l’administration, la restructuration à l’échelle nationale de l’économie, l’essor des classes moyennes, l’éducation, l’université, la formation professionnelle, etc. Ce sont des sujets qui paraissent très techniques, mais ils sont fondamentaux. Une démocratie ne peut pas fonctionner sans bonne gouvernance.
La démocratie est le régime le plus exigeant, pour les gouvernants et les gouvernés. L’Europe est très mobilisée pour faire sortir la Tunisie de la situation actuelle et elle continuera à soutenir la Tunisie dans le moyen et le long termes, grâce à tous ces investissements, pour une simple raison : réussir une révolution. Aller dans le changement qui permette le progrès social est un vrai défi, cela prend plusieurs années. On l’a vu en Europe avec la chute de la dictature en Espagne dans les années 1970, en Grèce dans les années 1980 et en Europe de l’Est lors de la chute du Mur de Berlin.
En plus de ces défis traditionnels liés à une révolution, la Tunisie a eu à supporter deux autres défis supplémentaires : la situation régionale, la Libye, et le terrorisme. Cela fait que, malheureusement, sept ans après la révolution, tous les bénéfices d’une démocratie tardent encore à être perçus de tous.
Pour revenir à cette liste fiscale, je dis encore une fois que, si on en est là, c’est parce que le facteur temps n’a malheureusement pas été géré au mieux. Quand je dis cela, je ne blâme personne. On peut considérer que les Européens auraient pu donner un peu plus de temps à la Tunisie. Mais pourquoi la Tunisie et pas d’autres pays ? Pourquoi pas la Corée du Sud qui est aussi sur la liste noire ? ou la Namibie ?
Comment sortir au plus vite de cette situation sans avoir à supporter d’éventuels préjudices ?
La Tunisie doit faire la démonstration qu’elle avance vers plus d’équité fiscale, et qu’elle s’attaque à l’évasion fiscale. Il est dans l’intérêt de tous que le système fiscal de soutien aux entreprises tunisiennes et le système d’attractivité de l’économie tunisienne aux investisseurs étrangers passent par des montages juridiques et fiscaux conformes aux législations internationales. Cela dit, si certains conçoivent différemment les choses, il faut le dire et l’assumer. Mais ce que j’entends à Carthage et à la Kasbah va dans le très bon sens.
Il faut éviter les abus de langage. La Tunisie n’est pas un paradis fiscal. C’est un pays qui est engagé dans la lutte contre la corruption et l’économie parallèle, qui coûtent énormément à la croissance et à l’emploi. En revanche, cette liste, vu que le questionnaire qui l’accompagnait n’a pas trouvé de réponse dans les délais, la Tunisie est apparue alors, comme un pays non coopératif.
Parmi les 17 pays qui sont sur la liste noire et les 47 qui figurent sur la liste grise, ceux qui décident de rester sur ces listes courent le risque de ne plus avoir accès aux crédits de la part des banques européennes, que ce soit la Banque européenne d’investissement ou la Banque pour la reconstruction et le développement. Ils courent aussi le risque de ne plus être éligibles à l’accès à certains fonds européens.
La décision à prendre est souveraine. Et dans le cas d’espèce, la décision est tunisienne. Je suis sûr que la Tunisie ne peut pas rester dans la liste noire. Mais restera-t-elle dans la liste grise ? C’est à elle de voir et de choisir.
Moi, je suis sûr que la Tunisie a l’opportunité de consolider encore sa démocratie, avec un système de partage équitable des richesses au profit de son économie domestique. Elle est également capable de trouver les meilleures formules fiscales et économiques pour attirer le maximum d’investisseurs étrangers, surtout européens.
Cette décision impacte-t-elle dans l’immédiat les engagements de l’Union européenne, notamment financiers, vis-à-vis de la Tunisie ? En attendant, les négociations au sujet de l’AlECA se poursuivent.
Oui, et c’est heureux. Mais attention à ne pas faire de lien entre l’affaire de la «Liste» et l’ALECA. Il n’y en a aucun. Ceux qui le voient, le disent ou l’espèrent, se trompent lourdement.
Le premier Accord d’association de 1995 a permis à la Tunisie d’augmenter ses exportations vers l’Union européenne de 178%, 3000 entreprises européennes ont pu venir travailler en Tunisie et créer 300.000 postes d’emploi directs. Avec l’ALECA, on est pour davantage d’intégration économique et financière. Cela va provoquer des changements. Il y aura aussi, et c’est important de le souligner, plus de facilité de visas pour plusieurs catégories socioprofessionnelles. Mais, encore une fois, sans changement, il n’y a pas d’évolution.
Si l’Europe a réussi sa construction et a accumulé les succès malgré tous les défis, c’est parce que, depuis 60 ans, de 1957 à ce jour, elle a été le plus grand espace de libertés et de droits dans le monde. L’Europe s’est construite grâce à la volonté politique de deux pays, la France et l’Allemagne, et à la détermination de deux hommes, De Gaulle et Adenauer. Mais elle s’est construite surtout grâce à la liberté de circulation des capitaux, des services et des personnes.
C’est ce qui est en jeu aujourd’hui avec l’ALECA. Les négociations dans ce domaine servent à faire bouger les lignes. Si on a pu multiplier par trois en un an les bourses Erasmus, l’ALECA, de son côté, va pouvoir aussi permettre d’élargir le champ des catégories socioprofessionnelles qui vont pouvoir évoluer et être mobiles plus facilement entre les rives nord et sud de la Méditerranée. Si la Tunisie peut envoyer les bons signaux en progressant au niveau des passeports biométriques, et sur la réadmission avec des pays tiers par exemple, je pense qu’on pourrait travailler avec de vraies ambitions pour affronter cette question de la migration, qui est, à la fin des fins, un vrai enjeu de civilisation : construire des ponts entre nos deux rives, favoriser les échanges et le changement pour un meilleur futur pour tous.