«L’université se doit de mettre le citoyen au centre de ses intérêts et préoccupations. Il ne s’agit pas de délivrer seulement des diplômes, mais de former des gens pour qu’ils soient de bons citoyens.» Des phrases comme celles-ci constituent sans doute des engagements pour assurer à l’université un avenir meilleur. Recueillies dans l’interview qui suit de Slim Khalbous, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, elles marquent un souci certain de faire évoluer l’université dans le sens de la modernité exigée par un environnement national et international en mutation profonde. Une interview dans laquelle le ministre est revenu sur les Assises nationales de mise en œuvre de la réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique qui se sont tenues tout récemment, sur le classement de l’université tunisienne, sur le financement de l’enseignement universitaire, sur l’avenir de l’université privée, sur la vie estudiantine. On a rarement été aussi loin dans la réforme. Il le fallait aux yeux du ministre qui défend avec éloquence et force conviction son projet. L’avenir du pays, il est vrai, en dépend. Interview.
L’Economiste Maghrébin : l’actualité a été marquée, ces derniers jours, par la tenue des Assises nationales de mise en œuvre de la réforme de l’enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Et l’événement ne semble pas avoir été apprécié par les enseignants qui ont déclenché le 7 décembre 2017 une grève. Les entendez-vous ?
Slim Khalbous : J’entends bien les universitaires et je les comprends. Je suis moi-même enseignant universitaire et je ne cesserai de l’être. Quoi de plus normal que les enseignants universitaires soient inquiets et qu’ils se sentent lésés. La frustration existe parmi le corps enseignant, eu égard au problème que pose la reconnaissance des compétences dans notre pays.
Je pense que le problème des enseignants universitaires n’est pas, seulement, d’ordre pécuniaire. Il s’agit aussi et surtout de confirmer et de rétablir le rôle d’élite, d’orientation et de proposition que l’enseignant doit avoir dans la société. C’est pourquoi, je plaide pour que la réforme soit un outil pour l’amélioration du vécu de l’universitaire, mais aussi pour l’université quant à ce qu’elle peut offrir à notre pays.
Devait-on arriver cependant à la grève ?
La grève a été décrétée quelques jours avant la tenue des Assises. D’ailleurs, nous avons été surpris par cette grève. Nous avons contacté par écrit le syndicat pour l’organisation d’une réunion afin d’éviter la grève, mais en vain. Cela dit, le syndicat des enseignants a pris une part active au processus de la réforme jusqu’à la dernière semaine. Les enseignants sont un acteur principal de la réforme. Et je suis sûr que le syndicat et nous-mêmes, du côté du ministère, sommes engagés sur la même voie qui conduira au salut de l’université. Nous avons la volonté d’aller de l’avant et donc de nous entendre.
Venons-en maintenant aux Assises. Quelle évaluation pouvez-vous en fai re ? Y aura-t-il un avant et un après ces assises qui ont réuni tous les acteurs, artisans et architectes de notre système d’enseignement supérieur ?
Je pense qu’on peut le dire ainsi il y aura un avant et un après car ce fut un franc succès. En témoigne la participation massive, et malgré tout, de tous acteurs de l’université. Les dirigeants des établissements universitaires, les responsables administratifs, les étudiants, les ouvriers, à travers syndicats et associations, ont notamment participé à cette rencontre. Les employeurs étaient également présents. Nous les avons invités. Il s’agit de tous les corps de métiers de l’université. Idem pour les partenaires aussi bien nationaux qu’internationaux du département de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.
I l y avait également des ambassadeurs et des diplomates de certains pays avec lesquels la Tunisie entretient des rapports étroits au niveau de la coopération dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Et évidemment, des membres du gouvernement tunisien. Le message essentiel délivré par ces Assises est qu’il faut reprendre espoir dans nos universités, qui se doivent d’avoir une stratégie claire et profonde, mais qu’il faut aussi remettre l’université au cœur de la réforme en vue du développement de la Tunisie à tous les plans : économique, social, culturel, technologique,…
Quels types d’objectifs avez-vous tracés ?
Les objectifs sont importants. Il faut que l’université soit ouverte davantage à l’international, et qu’elle soit bien implantée localement. Il faut qu’elle bénéficie d’une gouvernance moderne, et que l’éthique soit au cœur du débat. L’université ne doit pas avoir peur de miser sur l’excellence. Nous nous devons de miser sur le savoir, le savoir-faire et sur le savoir-être. Une université doit miser aussi sur l’innovation.
L’université se doit d’être ouverte sur son environnement. Elle se doit de donner plus à l’économie. Et cela ne doit pas constituer un simple slogan. Les compétences universitaires sont de ce fait appelées à aller à la rencontre au-devant de l’entreprise. D’où l’importance des recherches appliquées à mettre au service du tissu économique, avec un impact réel.
L’université se doit, en outre, de mettre le citoyen au centre de ses intérêts. Il ne s’agit pas de délivrer seulement des diplômes, mais de former des gens pour qu’ils soient de bons citoyens. L’université est interpellée dans le cadre d’une mondialisation galopante en vue d’être au diapason des standards internationaux. Afin d’être crédible.
Ces états généraux ont été préparés de longue date. Il y a eu la constitution de plusieurs commissions. Quel a été le résultat final ? Des recommandations, des propositions ou des décisions ?
Les Assises ont été longuement préparées. Elles s’inscrivent dans le cadre d’efforts entamés depuis la révolution de 2011. Je rappelle qu’un rapport a été réalisé en 2015 sous forme de diagnostic. Mais il fallait aller plus loin en engageant la réforme sur deux voies : sortir avec des actions concrètes à entreprendre et engager la participation de tous au débat. Les recommandations du rapport évoqué plus haut ont donné lieu à une dizaine de commissions nationales élargies aux employeurs, aux étudiants, aux administratifs, aux techniciens, aux politiques, aux représentants des autres départements ministériels,…
Il s’agit d’une réforme qui requiert la participation de toute la société tunisienne et non d’une réforme technique faite par les seuls experts. La réforme a été entamée en janvier 2017 et a duré jusqu’à il y a quelques jours avant la tenue des Assises des 2 et 3 décembre 2017. Avec des rapports détaillés et bien fournis.
L’analyse transversale des rapports a permis de dégager quatre thématiques : la formation et la pédagogie, la recherche et l’innovation, la gouvernance intégrale et la vie universitaire et estudiantine. Avec vingt-six ateliers organisés au cours des Assises et des fiches projets qui reprennent les propositions des commissions de réformes. Chaque atelier a donné lieu à cent-vingt propositions innovantes d’actions concrètes à engager.Quarante points ont été validés à la fin des Assises. Ils constituent le tableau de bord de la réforme à engager. De sorte qu’il s’agit de propositions faites par tout le monde. C’est là tout l’intérêt d’une réforme qui n’est pas celle d’une personne, d’une structure, mais de tous les acteurs concernés par l’université tunisienne. Et bien au-delà.
Qu’en est-il des actions concrètes ?
Je peux vous fournir des exemples. Prenons le cas des décisions au niveau du système LMD (Licence, Master et Doctorat), qui n’est pas mauvais, mais qui connait des problèmes au niveau de son application. Il s’agit d’introduire de la souplesse. Il va y avoir une seule licence et non deux licences (appliquée et fondamentale). La licence fondamentale ne doit plus, dans ce cadre, être surestimée. A ce stade, il faudra généraliser les stages à tous les niveaux ; ce qui va améliorer l’employabilité. Il faudra créer ensuite des passerelles au niveau des masters.
Au sujet de l’employabilité, il faudra retenir que tout est possible. En témoigne l’action engagée avec l’initiative « Les centres de carrières » dans les établissements universitaires qui sont passés de 6 à 82. Des centres qui groupent à la fois les étudiants et les enseignants, qui coachent les entreprises, qui nous font part des doléances des étudiants,… Ces entreprises recrutent déjà avant la diplomation.
Il faudra aussi créer un diplôme qui s’obtient au bout de quatre ans d’études. Car certains pays en ont et nos étudiants ont des difficultés au niveau des équivalences. Sans oublier que certaines licences sont devenues des bourrages de crâne : des études de quatre ans sont faites en trois ans seulement. Les établissements seront dotés d’une souplesse dans ce domaine, et chaque année du cursus sera dotée d’un diplôme. La façon d’évaluer les étudiants se doit également de changer. Il faudra diminuer le nombre de devoirs surveillés par exemple et procéder autrement quant aux méthodes d’évaluation. Il y a quelquefois des aberrations, que tout le monde connaît. Il faut revaloriser le travail en groupe, les travaux sur le terrain, l’exposé oral,…
Autre chose, l’importance de ce qui est pratique (les stages) et la personnalisation : les étudiants peuvent avoir des matières optionnelles. Une sorte de formations à la carte. Pour répondre au mieux au marché du travail. L’option compétence-métiers doit primer. Il faut inverser la méthodologie d’approche : on s’intéresse aux compétences demandées et, par la suite, on crée les enseignements appropriés à cet effet. La formation des formateurs est, par ailleurs, à l’ordre du jour. Les formations aux innovations pédagogiques est à engager et devraient être prises en charge dans l’évolution des carrières des enseignants.
Vous soutenez –Contrairement à ce qui se dit – que l’université tunisienne revient de loin : deux universités parmi les 800 premières mondiales et une parmi les 700 premières. Sur quels critères se fait le classement ?
En Tunisie, on n’arrête pas de s’auto-flageller. On est capable de progresser, malgré nos difficultés, nos problèmes et nos contraintes. En 2010, il n’y avait aucune entreprise qui figurait parmi les 6000 universités du monde. Nous sommes aujourd’hui classés parmi l’élite des universités dans le monde. L’université El Manar de Tunis fait partie des 700 premières universités mondiales. Celle de Sfax figure dans le groupe des 800. Nous avons fait en une année un bond de 300 places. Ce n’est pas assez. On peut mieux faire.
On connait aujourd’hui la recette. Il faut développer la recherche qui est essentielle pour le classement mondial des universités. C’est pour cela que les Assises plaident en vue d’intégrer les centres de recherche dans les universités. Cela permettra leur prise en compte dans la comptabilité faite dans ce domaine.
Davantage d’autonomie des universités notamment en matière de contrat (enseignement-recherche) peut-il y concourir ?
L’autonomie, oui. Mais de quel type d’autonomie s’agit-il ? Il faut que cela corresponde aux normes internationales. Il faudra revoir les statuts, les organigrammes et les structures. Il faudra créer des Conseils d’administration qui requièrent la représentation de tous les acteurs et qui aideront à la gestion en dehors des Conseils scientifiques, qui sont néanmoins primordiaux pour la gestion du pédagogique. Le caractère EPST (Etablissement public à caractère scientifique et technologique) est à envisager pour nos universités.
Il faudra s’intéresser, par ailleurs, au financement de nos universités. Le budget de l’Etat est ce qu’il est. L’université doit disposer de fonds propres. Les inscriptions doivent être payantes pour les étudiants étrangers. La recherche appliquée pourra aussi fournir des fonds. Les formations continues, c’est-à-dire des formations certifiantes et diplomantes, sont à envisager. Une loi est à prévoir pour créer des fondations universitaires afin d’entreprendre des activités intéressantes pour l’université et les entreprises notamment.
Quid de la recherche ?
Les Assises ont envisagé la création d’une Haute instance de la recherche au niveau national pour regrouper les efforts dans ce domaine. L’institution de critères de financement public de la recherche sera très intéressante. Il faudra établir des conventions du type H20-20, programme de recherche et d’innovation engagé avec l’Union européenne.
Et l’université privée dans tout cela ?
La stratégie nationale en matière d’enseignement supérieur et de recherche scientifique est unique. Le ministère doit engager un dialogue et contrôler tous les établissements publics et privés. Toutes les universités ont la même mission. L’université privée n’est pas un commerce comme les autres. Il faudra être au diapason des critères internationaux et respecter une éthique.
Il faudra changer le cahier des charges des universités privées vers plus d’exigence de qualité, les contrôler et les engager vers un meilleur encadrement. Une évolution de carrières pour leurs enseignants est nécessaire. Les universités privées doivent être complémentaires de l’université publique, dans le sens où elles se concentrent sur d’autres terrains que ceux de l’enseignement supérieur public.
Et la fuite des enseignants universitaires à l’étranger et plus généralement la fuite des cerveaux ?
Cette fuite est normale. Aujourd’hui, nous sommes dans le creux de la vague. Et il est difficile de retenir tout le monde et dans toutes les spécialités. Mais il est important de tout faire pour retenir une partie de ceux qui sont candidats au départ, de créer un certain pôle d’excellence et de tout faire pour que les universitaires installés à l’étranger gardent le contact avec leur pays. D’où l’intérêt d’un réseautage digital que l’on veut mettre en place. Et la question concerne toutes les compétences, bien au-delà de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.
Quelle appréciation faites-vous aujourd’hui de la vie estudiantine ?
Il est important que l’étudiant vive dans un cadre plaisant pour qu’il soit créatif et innovant. Je voudrais dire que près de 42% des étudiants sont boursiers, ce qui est très significatif pour un pays comme le nôtre. Peu d’Etats le font. Il ne s’agit là que d’un aspect des choses. Il faut ajouter l’effort de l’Etat au niveau de la restauration, du logement,…
Mais ce n’est pas une raison pour dormir sur ses lauriers. Il faut faire plus et mieux. Nous sommes d’ailleurs en train de travailler dans ce sens. Nous augmentons, par exemple, la capacité d’hébergement et améliorons les conditions de cet hébergement. Nous avons décidé de revoir la base de calcul des bourses et nous avons décidé de créer la fonction de conseiller de la vie universitaire pour améliorer la gestion de toute la vie universitaire.
Lors des Assises, nous avons envisagé d’intégrer les activités associatives dans les programmes d’enseignement, comme le font certains pays. Une sorte de valorisation pédagogique du vécu associatif dans les universités.
Quel message souhaitez-vous délivrer en fin de compte ?
Le message est un message d’abord d’espoir. Nous sommes obligés de croire en un avenir meilleur. Nous avons des îlots d’excellence et il faudra transformer tout l’enseignement supérieur et la recherche scientifique dans ce sens. Nous avons la jeunesse et le savoir, qui sont les vrais piliers de notre avenir. L’avenir de l’université est à engager avec tous ses acteurs, sans exclusion.