L’Europe est plongée dans une crise existentielle qui se manifeste par les manifestations de plus en plus fortes – du Royaume-Uni à la Hongrie, en passant par l’Allemagne, l’Autriche, la France, l’Italie, la Pologne… – d’un discours national-identitaire.
Dans une perspective plus large, les réactions suscitées par la globalisation trahissent un profond désenchantement. Ce sentiment n’est pas nouveau. La «globalisation heureuse» et la consécration universelle de la «démocratie de marché» (F. Fukuyama) s’avèrent illusoires. La vague néolibérale a neutralisé le projet européen et partant, l’ambition de réactiver un idéal supranational commun. Le sentiment de vide s’explique par l’absence de perspective politique alternative et par un doute grandissant sur l’universalité des valeurs humaines, celles qui sont censées nous unir dans un même destin…
Convaincu de sa propre existence, l’Occident craint aussi sa propre fin, du moins son déclin. Le sentiment d’être «en danger» ou d’être menacé par la civilisation islamique alimente la montée en puissance d’une idéologie «occidentaliste»…
Est-ce que l’Union européenne est armée pour faire face à ce phénomène? Juridiquement, les traités constitutifs de l’Union européenne fondent ses institutions à s’immiscer dans les affaires internes de ses États membres, dès lors que l’action de ces derniers (risque de) porte(r) atteinte aux valeurs fondamentales de l’organisation politique, à l’identité commune de ses membres. Ainsi, selon l’article 2 du traité UE, «l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes». Or non seulement tout État tiers désireux d’adhérer à l’Union doit veiller à respecter ces valeurs (art. 49 du traité UE), mais une obligation analogue- de nature politique- pèse sur les États devenus membres de l’UE.
L’émergence de la conditionnalité politique à l’appartenance à l’UE s’est construite à travers les différentes révisions des traités et certains éléments de soft law. En 1957 l’adhésion indiscutable de tous les Etats fondateurs au modèle de la démocratie libérale ne justifiait aucune précision particulière. La plupart des élargissements ultérieurs à l’exception sans doute de ceux de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal ont été traités à l’aune des seuls critères économiques de la capacité du candidat à assumer les obligations inhérentes à l’Union économique, ce que l’on appelle aujourd’hui l’acquis communautaire.
Depuis le traité de Maastricht, l’adhésion d’un nouvel État membre est soumise au respect des conditions posées à l’article 49 du traité UE et aux principes communs aux États membres et sur lesquels l’Union est fondée (article 6 § 1 du traité UE) : la liberté, la démocratie, le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, l’État de droit. Ces conditions d’adhésion ont été précisées par les chefs d’État et de gouvernement, à l’occasion du Conseil européen de Copenhague (1993). La Déclaration de Copenhague doit être replacée dans son contexte : il s’agit pour l’Union de répondre à la demande d’adhésion des PECO au lendemain de l’effondrement du bloc communiste.
L’inscription de la problématique de la démocratie et de l’État de droit dans l’article 6 du traité UE traduit un tournant politique et un saut juridique dans le caractère conditionnel à la qualité d’Etat membre. Elle exprime le souci d’assumer une identité commune aux États membres à un moment décisif du processus de l’élargissement de l’Union européenne.
La référence communautaire aux traditions constitutionnelles nationales des États membres et à la Convention européenne des droits de l’homme constituent des facteurs d’homogénéisation des droits nationaux en matière de droits fondamentaux. Au-delà des critères qui seront ultérieurement repris par le traité d’Amsterdam, la déclaration de Copenhague innove sur deux points en présentant un bloc de conditionnalité plus large : est ainsi posée, comme condition supplémentaire et préalable, la stabilité des institutions. Sans cette stabilité tout l’édifice en effet s’écroule: seules des institutions stables peuvent garantir le respect de la démocratie et empêcher que ne soient compromis l’État de droit et le respect des droits de l’homme. Les États candidats doivent avoir mis en place des institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et le respect et la protection des minorités. Les critères de Copenhague font une mention expresse à la protection des minorités, mention que l’on ne retrouve pas dans le traité d’Amsterdam. Cette modification du contenu du bloc de conditionnalité n’est certes pas innocente.
Le traité d’Amsterdam insère le dispositif contraignant de l’article 7 du traité UE qui autorise la suspension des droits d’un État membre dans l’hypothèse d’une violation grave et persistante par ce dernier des principes démocratiques, de l’État de droit et des droits de l’homme (article 6 § 1 du traité UE). Cette suspension n’est pas sans rappeler l’esprit de celle prévue par le statut de Conseil de l’Europe à son article 8.
Il est vrai que le droit de l’Union consacre de nombreuses précautions d’ordre procédural qui lui sont propres. Ces précautions s’inscrivent dans ce qu’il est convenu de qualifier de séparation horizontale et verticale des pouvoirs du système de l’Union. Ainsi le processus décisionnel de l’article 7 du traité UE est-il très précis : la saisine du Conseil réuni au niveau des chefs d’État et de gouvernement est le fait soit de la commission soit d’un tiers des États membres; le Conseil est compétent pour constater à l’unanimité l’existence d’une violation pour laquelle l’avis conforme du parlement est exigé; l’État incriminé est appelé à présenter ses observations à la suite de quoi le Conseil peut décider à son encontre et cette fois-ci à la majorité qualifiée la suspension de certains de ses droits.
Cette première procédure dite «de sanction» a été complétée en 2000 par le traité de Nice suite à ce que l’on a appelé l’épisode autrichien : à la suite d’élections législatives un parti d’extrême droit dirigé par M. G. Haider a été invité à participer à un gouvernement de coalition au regard de ses très bons résultats électoraux. La nouvelle procédure introduite par l’article 7 § 1 le traité de Nice vise cette fois-ci non plus l’existence mais un risque clair d’une violation grave. Dans cette seconde hypothèse les règles de saisine du Conseil réuni cette fois-ci au niveau des Ministres sont différentes: ainsi le Parlement lui-même dispose-t-il de ce droit de saisine en plus de la Commission et des Etats membres; par ailleurs le Conseil se prononce non pas à l’unanimité mais à la majorité des 4/5.
Depuis l’entrée en vigueur du nouveau traité de Lisbonne, le dispositif de contrôle et de sanction, visant à préserver l’intégrité des valeurs de l’Union prévu par l’article 7 du traité UE, a été renforcé. Deux procédures- à la fois distinctes et cumulatives- de sanction sont ainsi instituées: l’une est préventive et peut être enclenchée par la Commission en cas de «risque clair de violation grave», tandis que l’autre ne peut être actionnée que lorsque la violation de ces valeurs communes est «grave et persistante».
Le champ d’application du mécanisme visé à l’article 7 TUE a un caractère général et ne s’applique pas seulement aux actions menées dans la mise en œuvre du droit de l’Union. L’article 7, §3 du TUE précise que lorsque la violation «grave et persistante» est constatée, le Conseil de l’UE, statuant à la majorité qualifiée, peut décider de suspendre certains droits découlant de l’application des traités à l’État membre en cause, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil de l’UE. Reste que la complexité de cette procédure de sanction la rend de facto inapplicable et donc inefficace. On imagine mal une unanimité des Etats pour condamner l’un des leurs…
De toute manière, la solution à la crise n’est pas de nature juridique. La vague d’euroscepticisme se nourrit du sentiment d’impuissance de l’Union européenne et des doutes sur la «volonté de construire ensemble» pour mieux se replier sur soi-même. Le fantasme du vieux paradigme de l’Etat-nation souverain se fracasse contre la réalité d’un monde globalisé et interdépendant où toutes les frontières sont plus relatives que jamais…