Interview exclusive accordée par Bilel Sahnoun, directeur général de la Bourse de Tunis, à L’Economiste Maghrébin (Spécial finance 2017).
Présentez-nous le bilan de l’année 2017 ?
Le bilan 2017 est assez mitigé. L’indice Tunindex aura progressé malgré quelques fluctuations d’environ 12% depuis le début de l’année, reflétant l’évolution des résultats semestriels des sociétés cotées, qui ont enregistré une croissance de 12%, une performance nettement meilleure par rapport à l’ensemble de l’économie nationale qui n’a affiché une croissance de 2,3%.
Cette résilience tient principalement à la performance de trois indices sectoriels : le bancaire (+17,29%), les biens de consommation (+16,80%) et les industries (+6,22%).
Le secteur bancaire a vu ses résultats semestriels grimper de 21% profitant des rendements appréciables des placements dans les émissions de l’Etat qui sont de plus en plus chères et sur lesquelles il a capitalisé pour améliorer sa rentabilité et bénéficier d’un refinancement intégral auprès de la BCT, boostant ses activités. De même, l’accroissement à deux reprises du Taux du Marché Monétaire, soit 50 points de base suivie peu de temps après de 25 points de base, s’est également répercuté positivement sur les bilans des banques.
En revanche, le bilan 2017 a été peu fertile en termes d’introduction en Bourse. Nous avons enregistré uniquement deux introductions au début de l’année et il n’y a pas beaucoup de dossiers annoncés jusqu’ici. D’ailleurs, les sociétés qui avaient l’intention de s’introduire ont repoussé leur opération du fait d’une conjoncture économique difficile et d’une baisse de la liquidité sur le marché qui pourrait affecter d’éventuelles levées de capitaux.
La baisse de la liquidité s’est accélérée au cours des trois dernières années, comme le montre la régression des volumes traités d’une année à une autre, passant d’une moyenne quotidienne de 8,6 millions de dinars en 2015 à 6,9 millions de dinars en 2016 et à environ 6 millions de dinars en 2017.
De ce fait, les investisseurs se bousculent peu sur le marché. On peut les comprendre, parce que le marché monétaire nous concurrence énormément. Aujourd’hui, face à des rendements dans les BTA proche de 8%, que reste-t-il au marché financier pour rémunérer le risque ?
Le manque de nouveaux papiers et de nouvelles catégories d’investisseurs n’a pas arrangé les choses. Les investisseurs institutionnels ne sont pas très présents et leur part dans les volumes des négociations au quotidien reste faible.
Qu’en est-il des investissements étrangers ?
L’investissement étranger en portefeuille s’est amélioré depuis 2014 avec l’amendement du cadre législatif, portant notamment sur l’ouverture des paliers de participation des étrangers autorisés dans le capital des sociétés cotées de 49 à 66%. Grâce à cette ouverture, l’investissement étranger représente actuellement 25% de la capitalisation boursière, contre 22% auparavant.
Il n’empêche, le marché est, aujourd’hui, dans l’attente d’un deuxième signal. Il s’agit de l’interprétation de la nouvelle loi d’investissement quand à la clarification des secteurs libres à l’investissement n’ayant pas de plafond d’autorisation préalable pour les investisseurs étrangers.
La publication de cette liste est fort attendue et sa parution ne manquera pas de donner un nouveau sursaut à l’investissement étranger en portefeuille et ramené de la liquidité au marché.
Mais la dépréciation du dinar n’est pas dans l’intérêt de l’investissement étranger en portefeuille, ce qui nécessite de la stabilisation…
Je suis tout à fait d’accord, les investisseurs étrangers sont pénalisés par le glissement accéléré du dinar ces dernières années et surtout en 2017. Mais je pense que la nature des investisseurs institutionnels étrangers est un peu différente du moment où ces derniers quand ils se positionnent sur une région, un pays, ou un secteur, ils investissent sur le long terme.
Ces derniers ont au fait juste besoin d’une vision et d’une clarification des orientations. L’acte de décision d’investir dans notre pays, peut ainsi en pâtir suite à un déficit de communication.
En attendant, la Bourse de Tunis a vu sa visibilité s’améliorer à l’international. La dernière classification de FTSE des marchés boursiers du mois de septembre est paradoxalement devenue meilleure sur deux critères.
Entre mars et septembre 2017, en comparaison à des bourses africaines similaires, le critère de la liquidité du marché a suffisamment progressé pour soutenir l’investissement global, même si les volumes échangés ont régressé. Cela n’empêche qu’il y a des marges de progression énorme.
Nous avons également enregistré une amélioration sur le critère de l’efficacité du mécanisme de « trading ». Aujourd’hui, nous utilisons une plateforme de négociation répondant aux standards internationaux, ce qui nous classe parmi les marchés où les mécanismes de « trading » sont les plus efficaces et les plus sécurisés.
Ces améliorations signifient que nous sommes à deux doigts de passer d’une catégorie de marché frontière, c’est-à-dire du premier stade des marchés émergents, au second stade. Pour passer à cette nouvelle classification plus attractif, il faut que toutes les parties prenantes déploient plus d’efforts pour nous permettre d’accéder aux radars des fournisseurs d’indices et des analystes qui orientent et conseillent les investisseurs étrangers. Ce qui ne manquera pas de nous classer dans le « secondary emerging market » qui attire 8 fois plus d’IDE en portefeuille qu’un « frontier market ».
Que préconisez-vous ?
De prime abord, il faut miser encore plus sur l’assouplissement des procédures pour l’investisseur étranger, notamment au niveau de la réglementation des changes, qui reste encore assez complexe. On ne doit pas traiter tous les transferts de flux de devises de la même manière ; il faut plutôt une fluidité de transferts pour les fonds institutionnels qui veulent s’installer en Tunisie, voire une convertibilité du dinar qui peut être réalisable, tout en instituant un contrôle de change, ce qui a été fait à un certain moment en Europe.
Il importe, ainsi, de faciliter la vie à l’investisseur étranger, en clarifiant la liste limitative des secteurs soumis à autorisation des ministères de tutelle. Ceci nous permettra d’amorcer une politique de promotion plus agressive.
En outre, nous souhaitons une meilleure stabilité de la fiscalité sur les revenus des valeurs mobilières. L’instabilité que nous connaissons depuis quelques années pénalise le rendement de l’investissement en Bourse au profit d’une migration vers les produits monétaires, la thésaurisation, l’immobilier…
Les sociétés cotées subissent déjà un niveau d’imposition important. S’ajoute à cela l’impôt sur les dividendes qui est passé, dans le Projet de la Loi des Finances 2018, de 5 à 10%.
De notre côté, nous travaillons actuellement sur de nouveaux projets qui visent à augmenter l’offre de papier sur le marché et diversifier les produits afin de donner de la dimension au marché et amener de nouveaux investisseurs.
Tous les professionnels s’accordaient à dire qu’il faut donner plus de profondeur à la Bourse de Tunis par l’introduction de groupes privés ou de grandes entreprises publiques. Qu’en est-il ?
La privatisation partielle ou totale des grandes entreprises publiques opérant dans les secteurs concurrentiels via la Bourse est une solution pour combler en partie le déficit budgétaire et donner de la profondeur au marché boursier. Le passage de ces entrepris au marché leur permettra de lever les ressources nécessaires à la pérennité de leurs activités économiques et sociales, d’améliorer considérablement leur gouvernance et épargnera à l’Etat une intervention financière qu’il peut difficilement assurer.
Que faut-il faire ?
Les grandes entreprises publiques sont de plus en plus impactées. On ne doi t pas retarder les décisions qui s’imposent parce que, malheureusement, la gestion publique est lourde et compromet de plus en plus le développement ou la restructuration de ces entreprises.
Une bonne communication des partenaires sociaux est nécessaire pour rassurer et réussir un programme de privatisation via la Bourse. Les expériences anciennes prouvent que la Tunisie a un « know how » en matière de privatisation. Aucune opération de privatisations n’a échoué, et on ne peut citer que des « success stories », telles que les cimenteries, la Banque du Sud, la grande distribution (Magasin General),… Les seules entreprises qui ont connu l’échec sont celles qui sont encore gérées par l’Etat comme des sociétés étatiques ou même comme une administration. Au-delà de la pédagogie, d’autres craintes subsistent comme celles de penser que les grandes entreprises ne peuvent pas être introduites ou vendues via la Bourse parce que le marché ne va pas suivre. On aurait tort de le croire, car si on se met d’accord, on peut faire de la double cotation avec nos introductions, et ce, avec les Bourses de Dubaï, Paris, Londres et New York. Et par conséquent, on peut faire du « dual-listing » avec l’avantage de ramener des investissements directs étrangers en portefeuille stables.
Si les participations de l’Etat dans les banques sont vendues via la Bourse, des petits paquets seront certainement collectés, surtout qu’il y a des gens qui sont intéressés. Si on opte pour un partenaire stratégique, ce sera également intéressant.
De notre côté, nous sommes demandeurs de ces grosses capitalisations parce que c’est le meilleur moyen d’accélérer notre visibilité à l’international. Sachant qu’au niveau du pourcentage de la capitalisation boursière par rapport au PIB, on n’est pas actuellement très représentatif dans le PIB, soit seulement 24% contre une moyenne de 50% dans la région MENA.
N’empêche, qu’en comparaison avec le Maroc, la Jordanie ou d’autres pays similaires, je pense qu’on continuera à être un marché boursier meilleur, notamment au niveau de l’organisation, du rendement, des mécanismes, des ratios et des multiples boursiers.
Quid du marché alternatif ?
Quand on fait un bilan de 10 ans, c’est-à-dire depuis sa création en 2007, on ne peut pas nier que le marché alternatif a été mis en place pour une bonne cause. Il s’agit du financement de la PME qui ne remplit pas les conditions d’accès au marché principal. C’est exactement la même philosophie qui existe un peu partout dans le monde.
Mais, malheureusement, la mise en application a dérapé au niveau de la frontière entre le marché principal et le marché alternatif. Ce dernier est devenu un vase communiquant, alors qu’il est plus risqué et nécessitant de meilleurs analystes, des investisseurs avertis ou qualifiés et des spécialistes qui savent mesurer le risque, et par conséquent un couple (rendement, risque) et des multiples boursiers fondamentalement différents du marché principal . Ce qui n’a pas été fait jusqu’à ce jour. Pour preuve, on n’a enregistré que 13 introductions sur le marché alternatif.
Face à cette situation, la question qui se pose est la suivante : est-ce qu’on doit en finir avec ce marché ou doit-on le recadrer ? L’idéal est de corriger le tir. On est d’ailleurs en train de travailler avec le Conseil du Marché Financier et la profession sur la refonte du marché alternatif pour lui donner une deuxième vie, tout en tirant profit de nos erreurs.
Cette reconfiguration du marché alternatif va se baser sur deux volets. D’abord, quelles sont les sociétés qui seront introduites sur ce marché, à quel stade le feront-elle et quel est l’investisseur que nous allons mettre en face de ces sociétés ?
Il s’agit, également, d’intégrer le vivier du capital investissement, le capital-risque, qui est important et qui représente plus de 1,5 milliard de dinars d’encours. A ce niveau, beaucoup de travail a déjà été fait, mais il faut qu’on se rapproche un peu plus du capital risque pour redynamiser ensemble le marché.
On est, aussi, en train de collaborer avec le CMF pour que la société ne fasse appel public à l’épargne que lorsqu’elle démontre sa capacité à franchir un certain nombre d’épreuves.
Pour accompagner cette démarche, on est en train de mettre en place un programme baptisé « Investia PME », financé par un don de la Coopération britannique et géré par la BAD. A travers ce programme, nous allons sélectionner les entreprises ou les consortiums qui vont accompagner les PME.
L’objectif est d’accompagner sur trois ans 120 entreprises passant par leur diagnostic et l’évaluation de leur maturité pour les préparer à lever des fonds sur le marché des capitaux, étant donné qu’elles sont probablement limitées par la capacité de lever de la dette bancaire.
Ce programme sera bouclé avant la fin de l’année 2017, pour réduire la pression sur les banques et améliorer le niveau des fonds propres des PME qui sont sous-capitalisées.
Y a-t-il une stratégie ou des mesures en vue de relancer le marché boursier en général ?
Il y a des actions à court et à long termes. Pour le court terme, nous avons proposé à l’Etat, dans le PLF 2018, d’augmenter la valeur du montant à déposer dans le Compte Epargne en Actions (CEA) de 50 à 100 mille dinars, tout en permettant une exonération maximale de 55% des montants investis au profit du souscripteur. Il s’agit de capter une épargne longue et stable qui va être investie dans le marché financier et dans l’économie.
On a, aussi, proposé d’accorder un avantage fiscal au profit des Entreprises qui ont de la trésorerie pour investir en Bourse. Ces avantages fiscaux auront un retour immédiat sur l’investissement. Sachant que depuis la révolution, il y a une chute brutale de l’épargne nationale, nous devons jouer notre rôle en tant que véhicule de financement de l’économie, mais aussi de captation de l’épargne.
Sur le long terme, on travaille beaucoup sur la visibilité internationale de la Bourse. On a été cer tifié cette année ISO 27001, label de la sécurité des systèmes d’information utilisés. Cette certification rassure les investisseurs étrangers sur le système d’information, son intégrité, sa confidentialité et sa disponibilité ainsi que sur le mode de gestion de tout le marché. Aujourd’hui, nous sommes la première entreprise opérant dans le secteur financier qui a obtenu cette certification ISO 27001.
On va continuer à travailler sur notre visibilité. Même si la Bourse de Tunis est une petite Bourse, elle est grande par le «know how» et la maîtrise de ses infrastructures techniques et règlementaires.
On travaille aussi sur le chantier de plateforme, parce qu’en 2018, on va migrer sur une nouvelle plateforme électronique conforme aux standards internationaux. Cette plateforme va apporter des nouveautés, à savoir certains nouveaux produits comme les dérivés et les ETF (fonds indiciels).
Au niveau des introductions, on essayera de trouver les points d’intérêt commun qui regroupent tous les acteurs de l’écosystème financier afin d’avoir une orientation commune, pour faire progresser notre contribution dans le financement de l’économie qui est actuellement de l’ordre de 9% seulement.
Le mot de la fin
Il faut que les autorités sachent que le marché financier n’est pas un accessoire. C’est un véhicule de financement de l’économie qui n’a pas encore eu la chance de jouer ce rôle-là. Aujourd’hui, il y a un énorme potentiel qui n’est pas exploité. On peut être un palliatif à la levée de dettes et un moyen de diversifier les sources de financement du budget.
Les professionnels doivent, de leur côté, savoir que nous avons besoin de leur présence en tant qu’institutionnels responsables pour enrichir le marché. C’est un appel du pied, d’une part, pour les banques, afin de mettre à contribution leurs réseaux, et pour les assurances d’autre part, afin d’intégrer l’investissement en portefeuille dans leurs catalogues de placement. Aujourd’hui, le moment est propice.
Quant aux épargnants, ils doivent savoir que 2017 est un bon millésime pour celui qui dispose d’un portefeuille titres en bourse. Il faut tirer profit des mécanismes d’investissement qui permettent de réduire le risque et offrent des avantages fiscaux importants comme le CEA.
pour le magon ?