Longtemps maintenue à bonne distance de la gouvernance de l’État, la Banque centrale de Tunisie ( BCT ) s’immisce désormais partout, et avec des politiques monétaires de plus en plus discrétionnaires, diffuses et «forcées» par l’inaction du gouvernement et les tensions politiques de la coalition au pouvoir. Les conséquences sont évidemment néfastes pour l’économie et le bien-être collectif en Tunisie. Quels sont les tenants et les aboutissants de cette nouvelle dérive périlleuse de la BCT ?
Un peu partout dans les pays démocratiques (mais pas seulement!), la Banque centrale (la banque des banques) a une aura et un prestige particuliers; de par son rôle de gestionnaire de la politique monétaire, de sa sagesse (anticipative et adaptative) et de son courage de laisser au gouvernement la gestion des politiques fiscales (impôts, taxes, etc.) et des politiques budgétaires (allocation des ressources, choix sectoriel, etc.). Pour être dans son rôle, la Banque centrale agit en chef d’orchestre des acteurs bancaires et des leviers monétaires (taux directeur, taux de change, taux d’intérêt, masse monétaire, etc.). Sans plus, ni moins! Cependant, cela doit se faire en connaissance de cause (études et données à l’appui), de façon transparente et en toute indépendance du gouvernement ou des instances internationales, comme le FMI et autres équivalents.
La BCT : une indépendance qui fléchit!
En Tunisie post-2011, et malgré les progrès en matière de démocratisation de la vie politique, l’autonomisation de la Banque centrale du pouvoir gouvernemental reste toute relative et bien «ténébreuse». Le Gouverneur est nommé par le gouvernement; et depuis peu les élus ont leurs voix au chapitre! Le tout fait qu’aujourd’hui les pratiques de la Banque centrale sont sous pression et peinent à se détacher des réflexes d’obédience bien révolue (ères de Ben Ali et de Bourguiba).
En Tunisie et en 2017, la politique monétaire verse dramatiquement dans l’opacité, la partialité et parfois dans l’improvisation. De telles pratiques sont très dommageables à la performance économique, au bien-être du citoyen et surtout aux activités d’investissements, de productions et d’échanges. De toute évidence, la BCT, et avec des raisons inavouées (mais faciles à deviner), accepte de faire et discrètement ce que la coalition Nidaa-Ennahdha ne veut pas faire par des réformes fiscales ou budgétaires (coupures dans les dépenses, discipline budgétaire, réformes, productivité compétitivité, probité, productivité, etc.).
Le gouvernement, empêtré dans ses fractionnements, pris au piège du calendrier électoral et soumis aux fortes pressions des bailleurs de fonds internationaux (FMI, UE…), finit par baisser les bras et «déléguer» à la Banque centrale, et à son Gouverneur Ayari, la «sale besogne», à savoir les décisions les plus douloureuses pour le portefeuille du consommateur et pour la viabilité des entreprises et des marchés. La logique de «délégation» des mesures douloureuses (une logique de pelletage en avant) à la BCT est facilement décodable: à force de résister aux réformes, de se doper par la dette et de creuser les déficits (budgétaires et commerciaux), la situation fait que les réserves en devise se détériorent, l’inflation explose… et la Banque centrale doit agir en urgentiste, pompier… Le tout pour éviter le pire, sans rien laisser transparaître au grand public! La BCT agit ainsi dans le curatif urgent, pour pallier à ce que les actions préventives gouvernementales n’ont pas osé entreprendre.
Et cela n’est pas sans conséquences et méfaits diffus pour une économie déjà atone : chômage explosif dans les régions (30 à 40%), inflation galopante (17% pour les légumes et fruits), déficits grandissants, endettement insoutenable (70% du PIB), etc.
Deux décisions monétaires majeures prises récemment par la BCT portent à croire que les politiques monétaires en Tunisie ne sont pas à la hauteur des attentes collectives. Ces décisions un peu «bâtardes» véhiculent un paradoxe atypique faisant que l’allergie du gouvernement aux réformes économiques empire la situation économique, amenant la BCT à agir docilement, parfois in extrémis, et pas toujours avec une réelle anticipation des méfaits et impacts de ses décisions sur la vie des citoyens et l’impératif de relancer l’économie.
Un taux directeur handicapant et hors-norme!
Instrument privilégié pour les politiques monétaires, le taux directeur (taux d’intérêt utilisé pour les prêts de la BCT aux autres Banques commerciales) permet d’inciter le couplage de l’épargne-investissement, moduler les liquidités dans le marché monétaire et agir indirectement sur le contexte macro-économique. Un faible taux directeur permet notamment d’inciter l’investissement et la relance économique (consommation, bien-être, dépenses, etc.). Un taux élevé est synonyme de politique restrictive, pessimiste et de «siphonnage» des liquidités dans les circuits monétaires et les marchés.
La BCT a récemment porté le taux directeur à 5%; alors que l’économie suffoque et peine à trouver de l’investissement et des investisseurs. Avec un tel taux, les banques commerciales situent leurs taux d’intérêt (pour les prêts aux consommateurs et entreprises) à un minimum de 8%, à plus de 13% si elles devaient tenir compte de l’inflation (actuellement de 6%). Cela asphyxie totalement l’investissement et plombe dramatiquement la consommation. En somme, cela appauvrit tout le monde en Tunisie, et réduit le bien-être collectif (au sens de Pareto), sans rien faire pour augmenter la productivité ou la compétitivité des entreprises.
Ce faisant, la BCT sait que ce taux met la Tunisie hors-jeu de l’attractivité et de la globalisation! Si on regarde ce qui se passe à ce sujet dans des pays comparables, on ne peut que déplorer l’aveuglement et l’irresponsabilité sous-jacente de la BCT. Le taux directeur est de seulement 2,5% au Maroc (voir la mise à jour de la semaine dernière de la Banque Royale du Maroc). Il est aussi de 2,5% pour les 8 huitpays de la zone Franc, depuis septembre 2013, par action volontaire de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest. Ne parlons pas des pays occidentaux où ce taux est en deçà de 1%, et il est même négatif au Japon (en terme réel).
S’attaquant à l’inflation, la BCT a choisi de relever son taux directeur à 5%, prenant le risque de voir les investisseurs et les entrepreneurs étrangers déserter la Tunisie, préférant s’installer au Maroc, au Sénégal… et ailleurs en Afrique. Le tout, parce que le gouvernement veut éviter de réformer l’économie, obligeant de facto la BCT à opérer et à sa place par une action «indolore», «incolore», mais qui ruine tacitement le mécaniquement d’achat, l’épargne, la capacité à investir… bloquant toute chance de reprise économique.
Un taux de change anormalement malmené!
Sans être indépendant du premier, l’autre exemple concerne la dévaluation du dinar. Là aussi, la Banque centrale a dû décider de façon précipitée et douloureuse, en raison notamment de la paralysie du gouvernement face aux réformes économiques et structurelles à mener pour relancer l’économie et booster la compétitivité des entreprises.
La politique de flexibilité du taux de change, issue de la paralysie gouvernementale en matière de réformes, et prônée par le FMI comme solution alternative à exécuter par la BCT, constitue tout un processus qui fait étioler le dinar de jour en jour, et de façon de plus en plus dramatique.
Du haut de ses 60 ans, le dinar tunisien agonise et vit des moments difficiles. Cette monnaie fiduciaire et symbolique de la Tunisie indépendante, instituée depuis le 1er novembre 1958 (loi no 58-109 du 18 octobre 1958), se voulait être une devise forte capable de remplacer le franc français. Le tout pour donner à la Tunisie sa propre monnaie dès 1958, sans être sous la coupe et le contrôle de la Banque de France (comme c’est le cas de la Zone Franc actuellement).
Lors de sa création, un dinar valait l’équivalent de 2,115 880 grammes d’or fin, et il valait 2,38 $US. Aujourd’hui, il ne vaut plus que 0,4 $US! Un simple calcul nous montre que le dinar s’est déprécié de presque 88 %, il ne vaut plus que 12 % de sa valeur initiale face au $US. Le tout se fait et se corse sous le parasol d’une transition démocratique. Vrai miroir de la performance économique d’un pays, le dinar est en passe de se disloquer, par l’inefficacité des gouvernements post-2011, et par des politiques monétaires inefficaces, hors du temps et conçues sans tenir compte des données probantes et de bonnes pratiques.
De toutes évidences, le gouverneur actuel de la BCT n’est plus le keynésien qu’il était (et encore moins le conseiller de l’UGTT des années 1994). Il est désormais monétariste comblé, au service de la coalition au pouvoir et aux consignes du FMI, notamment. L’acharnement sur le dinar est néfaste dans le contexte. Sans être dupes ou profanes, plusieurs experts internationaux avouent que la BCT se trompe sur toute la ligne, commet une erreur stratégique et fait un grotesque non-sens économique dans le contexte de la déprime d’une économie marquée par le recul manifeste de l’investissement (et l’épargne), et par la défiance totale des institutions bancaires par le secteur informel.
En laissant filer le dinar, la BCT rend service au marché parallèle et donne des munitions à la prolifération des produits de la finance islamique (et des formes de trocs), qui s’y déploient et s’étalent de façon exponentielle, en défiance totale au système monétaire et bancaire. Le tout pour dévaloriser et mettre KO les produits de la finance conventionnelle.
Adoptant une approche monétariste un peu dépassée, la BCT ne semble pas tenir compte de tout l’impact marginal de la dévaluation du dinar sur les exportations (et balance commerciale). Le rythme de dévaluation préconisée depuis un an a déjà atteint ses limites en termes d’efficacité. Pratiquement, l’élasticité (sensibilité) des exportations à la dévaluation du dinar est devenue quasiment nulle (inélasticité totale), occasionnant beaucoup de «pertes sèches», de «charges mortes» et des manques à gagner à l’économie dans son ensemble.
Et cela se constate aisément : le dinar ayant perdu plus de 25% de sa valeur face aux devises fortes, durant 2017, alors que les exportations et le déficit commercial continuent de se creuser en valeurs relative et absolue (en dinars constants).
Chercher l’erreur! À se demander, si la BCT et son Gouverneur sont en mesure de dévoiler les preuves et les données probantes justifiant plus d’acharnement monétaire et de «flexibilité» du dinar. Les analystes-économistes souhaitent voir comment la BCT a élaboré ses scénarios et démonstrations économétriques, diagnostics et constats liés aux impacts de la dévaluation du dinar sur la balance commerciale (élasticité de court terme et de long terme).
L’année 2017 est plutôt derrière nous!
L’année 2018 doit mettre fin à l’allergie gouvernementale envers les réformes économiques. Et les réformes à venir doivent être fondamentalement fiscales, budgétaires et économiques. L’excès de monétarisme tue les approches monétaristes! La BCT doit profiter de l’année 2018 pour repenser ses approches et rajeunir sa théorie et leadership.