Selon un rapport publié le 14 décembre dernier par des chercheurs réunis au sein du projet World Wealth and Income Database (WID, base de données sur le patrimoine et le revenu), le creusement des inégalités et continu et général.
Depuis les années 1980, les auteurs du rapports estiment que les 1 % les plus riches ont profité deux fois plus de la croissance des revenus que les 50 % les plus pauvres. Et pour les « classes moyennes », les revenus ont stagné, voire baissé.
Selon le rapport, « ces 50 % du bas ont bénéficié de forts taux de croissance [de leurs revenus], alors que la classe moyenne mondiale (dans laquelle on retrouve les 90 % des individus les plus pauvres en Europe et aux Etats-Unis) voyait la croissance de son revenu comprimée ». Pis, les économistes prévoient qu’en cas de poursuite de cette tendance structurelle, en 2050, la part de patrimoine des 0,1 % les plus riches au monde sera équivalente à celle de la classe moyenne mondiale.
En janvier 2016, l’ONG Oxfam avait déjà publié un rapport sur l’évolution des inégalités économiques, avec le même constat : en 2015, les 62 milliardaires les plus riches détiennent une richesse (au sens de patrimoine) équivalente à celle de la moitié de la population mondiale la plus pauvre. En 2010, ils étaient 388. Fait moins médiatisé, mais tout aussi frappant, l’ONG nous apprend également qu’entre 1988 et 2011, les 10 % les plus riches de la planète ont accaparé 46 % de la croissance totale des revenus.
Ces chiffres nécessaires au débat démocratique nous amènent à nous interroger sur le monde que nous voulons. Si les avis divergent sur le niveau optimal d’inégalité et le niveau approprié de redistribution, le phénomène de croissance des inégalités de revenus et de richesses frappe tant les pays riches que les pays émergents. Le désir d’égalité n’en est que plus fort. Cependant, l’inscription de la lutte contre les inégalités à l’agenda politique (inter)national ne va pas de soi : le mot même d’égalité fait l’objet d’un «déclassement rhétorique».
Les inégalités seraient pour certains le produit «naturel» du système économique et social. Tenter d’y remédier n’aurait ni sens, ni intérêt. Le mouvement néolibéral s’accompagne ainsi d’un renouvellement du discours de légitimation des inégalités sociales : il s’agit du prix à payer à l’efficacité économique. Entre la dialectique classique entre égalité formelle et égalité réelle et la théorie des «inégalités justes» (John Rawls), la société moderne n’échappe pas à cette interrogation fondamentale, à la fois permanente et évolutive : qu’est-ce qui justifie, voire légitime les inégalités de conditions, la hiérarchisation des statuts ? Autrement dit, et en des termes «républicains»: qu’est-ce que le «mérite» ?
La République Tunisienne n’échappe pas à ce théâtre de «fractures» (sociales, territoriales, identitaires) qui sapent la possibilité de vivre-ensemble. Ces fractures nourrissent un profond sentiment d’injustice, qui cultive en retour les divisions et les antagonismes dans une société largement sclérosée, encore trop prisonnière de déterminismes sociaux. Le progrès en matière d’égalité entre les individus, quels que soient leurs origines sociales, culturelles, leur sexe, est soumis au poids de conservatismes dont les représentants expriment chaque jour leur résistance au changement.
Non superposables, les différentes formes d’inégalités sont parfois mises en concurrence alors qu’elles font système. Les inégalités (entre classes ou catégories) sociales ne sauraient en effet ni en masquer ni en englober d’autres. En ce sens, le phénomène inégalitaire est multidimensionnel et opposer le «sociétal» et le «social» relève de l’artifice.
Dit autrement, les questions sociétales interrogent les politiques d’égalité sociale et économique, et réciproquement. Si les principes républicains d’«égalité des chances» et de «mérite» supposent l’existence d’une compétition équitable, l’inégalité des capitaux économiques, sociaux et culturels des individus demeure prégnante des années après une révolution mue par un appel à la dignité…