Erdogan n’est pas un président normal pour que sa visite en Tunisie se passe normalement. Et la Turquie d’aujourd’hui n’est pas un pays normal pour que ses relations avec les autres, y compris la Tunisie, acquièrent un caractère normal.
Car, comme l’a dit Ahmed Manai dans une lettre ouverte au président turc en date du 17 mai 2015 : «Nous avions pensé que, sous votre direction, la Turquie constituerait un facteur d’équilibre et de stabilité régionale: une source de développement, de prospérité et de fraternité, entre les Arabes, les Turcs et tous les peuples de la région. Force est de constater que vous en avez fait tout le contraire: un pays qui déstabilise et agresse ses voisins proches et lointains, une source de déséquilibre et de désordre, en violation flagrante du droit international et de tous les principes et lois qui réglementent les relations entre les Etats et les nations.»
Dans cette même lettre, Ahmed Manai explique comment, en mai 1998, quand Erdogan avait des démêlés avec la justice turque pour des questions de liberté de presse et d’expression, il avait volé à son secours à Istanbul avec une délégation de défenseurs de droits de l’Homme. C’était le temps de la Turquie d’Erdogan le persécuté. Aujourd’hui, c’est le temps d’Erdogan le persécuteur des Turcs et le déstabilisateur de ses voisins et des anciens amis de la Turquie, dont la Syrie et la Libye, bien sûr, mais aussi l’Egypte, la Tunisie et tout pays qui refuse le diktat de la gouvernance islamiste de la Confrérie.
Sur le plan intérieur, la persécution, l’emprisonnement et le licenciement de fonctionnaires, de militaires, d’enseignants, d’intellectuels, dont le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk et des journalistes se comptent par centaines de milliers. Jamais, même au temps des dictatures militaires les plus répressives, la Turquie n’a connu une persécution et une oppression de cette ampleur.
Sur le plan extérieur, Erdogan a joué un rôle central dans la destruction de la Libye et de la Syrie, deux pays avec lesquels la Turquie a entretenu des rapports d’amitié et de coopération pendant des décennies, avant l’arrivée des islamistes au pouvoir qui ont transformé le pays d’Atatürk de zéro ennemi à zéro ami.
Revenons à la visite de M. Erdogan chez nous. A part les inconditionnels du président turc, dont Ennahdha et l’ancien président Moncef Marzouki, aucun citoyen tunisien ne pense qu’Erdogan est venu en Tunisie avec l’idée de nous aider à surmonter nos problèmes. Il se soucie comme d’une guigne de la crise de l’économie tunisienne que la politique commerciale agressive de la Turquie a pourtant contribué grandement à aggraver.
Ce qui l’intéresse en premier lieu dans cette visite, c’est de s’assurer que les Frères d’Ennahdha sont toujours aux commandes; c’est d’empoisonner nos relations avec l’Egypte; c’est de nous mettre en garde contre toute normalisation avec le régime syrien et de nous convaincre que notre rupture avec ce régime est une bonne chose; en un mot, ce qui intéresse Erdogan, c’est que la Tunisie obéisse non pas aux impératifs de ses intérêts nationaux, mais à ceux de la stratégie turque de «reconquête» du Monde arabe.
Les gens d’Ennahdha et Moncef Marzouki tentent de nous convaincre que parmi les pays qui ont le plus aidé les Tunisiens depuis 2011, c’est la Turquie d’Erdogan. Certes, Erdogan a aidé beaucoup de Tunisiens. Il a aidé des milliers de jeunes Tunisiens à franchir la frontière turque pour aller se faire immoler dans l’enfer syrien. Voilà la seule aide que l’on retiendra de Monsieur Erdogan.
Ce Monsieur est venu chez nous du Soudan où il a signé un accord lui permettant d’utiliser une île soudanaise pour construire une base militaire à 60 kilomètres de la frontière égyptienne. De là à considérer que la visite d’Erdogan à Khartoum visait à provoquer l’Egypte et à empoisonner un peu plus ses relations avec le Soudan, il n’y a qu’un pas que plusieurs commentateurs égyptiens ont franchi.
Que retenir de sa visite chez nous? Nous avons appris que l’agressivité commerciale des Turcs va être réduite le temps que l’on sorte de l’ornière. On aura l’occasion de le vérifier dans les mois à venir. En revanche, ce que nous n’aurons jamais l’occasion de savoir ni de vérifier, c’est le contenu du tête-à-tête Ghannouchi – Erdogan. De quoi ont-ils parlé? Sur quoi se sont-ils mis d’accord. Une chose est certaine, ils ont parlé et se sont mis d’accord sur les intérêts de la Tunisie des points de vue concordants et largement convergents de la Turquie et d’Ennahdha.
Outre les problèmes protocolaires et les indélicatesses du président turc qui, dans un accès d’arrogance, voulait à un certain moment renverser les rôles entre hôtes et visiteurs, notamment en prenant la place du président du parlement, sans y être autorisé par M. Mohammed Ennacer, nous retiendrons de cette visite deux choses qui ne grandissent sûrement pas Erdogan aux yeux des Tunisiens.
Tout d’abord son geste déplacé du salut adressé aux journalistes en brandissant ses quatre doigts en référence à ce qui est devenu un symbole de soutien au régime déchu de l’islamiste égyptien Mohammed Morsi. Avec ce geste, Erdogan a prouvé le mépris qu’il témoigne aux principes les plus élémentaires de respect qu’un visiteur doit à son hôte. Erdogan sait parfaitement que son geste ne sera pas apprécié par son hôte Béji Caid Essebsi, et pourtant il l’a fait. Heureusement que celui-ci n’a pas avalé la couleuvre, en répondant au geste provocateur du président turc, en lui faisant savoir qu’ «en Tunisie, nous avons un seul drapeau, ni deux ni trois ni Raba’a».
La seconde chose est son déchaînement contre Bachar al Assad qui «a détruit son pays et massacré son peuple». Tout d’abord, ce n’est pas à Erdogan de décider de l’avenir de Bachar, mais au peuple syrien, à travers les élections qui auront lieu sans doute dans un an ou deux ou trois.
Ensuite, à part Erdogan et ses inconditionnels dans ce pays, tous ceux qui ont écouté les attaques virulentes contre Bachar savent pertinemment que le président syrien a défendu pendant sept ans son pays et son peuple contre le vaste complot tendant à détruire la Syrie et dont le président turc est l’un des principaux fomentateurs.
Citons encore un passage de la lettre ouverte d’Ahmed Manai à Erdogan susmentionnée: «L’histoire retiendra que votre ambition personnelle et nationale immodérée et l’aveuglement de vos alliés, émules et mourides, y compris Rached Ghannouchi qui est venu récemment de Tunis (au printemps 2015) vous remercier pour ‘’votre soutien au peuple Syrien’’, ont fait de vous tous des ennemis des peuples libres et souverains, de la paix et de la vie et des fossoyeurs de l’islam. Pour ces diverses raisons, et d’autres encore, je peux vous assurer en toute humilité, que votre rêve d’un nouvel Empire Ottoman s’est déjà brisé sur les remparts de Damas et qu’en aucun cas, la Tunisie, mon pays, ne sera votre nouvelle Wilaya. Parole de patriote tunisien.»
« ولكل هذه الأسباب ولأخرى كثيرة ،أؤكد لكم بكلّ تواضع بأنّ حلمكم برجوع الإمبراطورية العثمانية قد تكسّر على أسوار دمشق وانهار نهائيا على أسوار قلعة حلب وأنّ الرئيس بشّار الأسد الذّي أردتم إزاحته عن حكم بلاده ، قد أصبح زعيما عربيا كبيرا و رمزا عالميا لمقاومة الاستعمار الجديد. »
Vous vouliez citer Ahmed Manaï ? C’est ça qu’il a écrit, autrement ce n’est plus une citation et les guillemets sont inutiles. Un journaliste est censé le savoir !