Une année 2017 qui s’achève et une nouvelle année 2018 qui débute. C’est à cette occasion que Karim Ben Kahla, Professeur universitaire et Président du Cercle Kheireddine, livre à leconomistemaghrebin.com la rétrospective de 2017 et met l’accent sur ce que nous réserve 2018. Interview.
leconomistemaghrebin.com: Quel bilan dressez-vous de l’année 2017?
Karim Ben Kahla: L’année 2017 n’a pas tenu toutes ses promesses. Malgré un frémissement au niveau du taux de croissance, nous n’avons pas pu réaliser les objectifs affichés en début d’année. Certains indicateurs ont continué à se dégrader même si le taux de chômage a connu une légère amélioration par rapport à l’année 2016. Il faut rappeler que les deux dernières années 2015 et 2016 furent des années très difficiles et on s’attendait à un rebond et une reprise plus forte avec l’arrivée du nouveau gouvernement et le retour de la sécurité. Comparé au 1% de taux de croissance réalisé l’année dernière, nous faisons mieux, mais malheureusement pas assez. D’autant plus que certaines évolutions sont extrêmement préoccupantes. Je pense notamment à la chute du dinar qui a entraîné un appauvrissement général mais aussi, et surtout, à la relative désindustrialisation du pays, qui correspond non pas à une donnée conjoncturelle mais à une évolution structurelle.
Le fait de dire que nous enregistrerons 2,3% de taux de croissance en 2017 peut être interprété comme un bon ou un mauvais résultat, si on le compare aux objectifs tracés, à la moyenne mondiale, à ce qui s’est fait dans les pays voisins comme le Maroc (4,8%) et l’Egypte (4,1%)… et par rapport aussi à nos besoins économiques, notamment en termes de chômage.
Enfin, nous commençons à prendre la mauvaise habitude des lois de finances complémentaires. Un mauvais signal pour tous les partenaires et toutes les structures qui suivent l’évolution du pays, même si, au fond, vu la précarité des équilibres politiques et les pressions du FMI, tout le monde pense que 2017 aurait pu être pire.
Les points forts et les points faibles de 2017?
S’agissant des points forts, la conjoncture internationale a commencé à s’améliorer légèrement. Notre principal partenaire, l’Union Européenne est dans une phase extrêmement positive. Cette reprise au niveau de l’UE est une aubaine pour la Tunisie.
Autres aspects positifs : ce sont les résultats du phosphate, du tourisme et surtout de l’agriculture qui ont fait mieux que les années précédentes, bien que nous n’ayons pas encore repris notre rythme de croisière.
L’année 2017 a également vu le démarrage d’un certain nombre de projets, notamment liés au plan de développement économique et social 2016/2020 et à la rencontre «Tunisia 2020». Rappelons que cet événement a engrangé des promesses de financement à hauteur de 34 milliards de dinars et que même si plusieurs montants restent conditionnés au feu vert du FMI, nous commençons à avoir quelques retombées positives.
Du côté des risques et des points faibles, il faudrait éviter de glisser vers une forme de stagflation : si l’inflation continue à s’accélérer alors que les investissements stagnent par manque de confiance en l’avenir du pays, nous risquons d’être pris dans un cercle vicieux dont il sera difficile de sortir.
Nous avons aussi un autre problème important, celui de la marge de manœuvre du gouvernement qui est en train de s’affaiblir, à cause du déficit et de l’endettement. Cette perte de marge de manœuvre n’est rien d’autre qu’une dégradation de l’autonomie et de la souveraineté économique de notre pays.
Mais ce qui est encore plus préoccupant, peut-être même plus structurel, c’est que jusqu’à présent les urgences nous empêchent d’entrevoir une stratégie claire de redéploiement de notre économie. Entre conditionnalités du FMI ; programmes d’interventions de nos partenaires économiques ; esquives pour ne fâcher personne, faire plaisir à tout le monde et acheter une certaine paix sociale et politique, et réactions à des urgences souvent dictées par des considérations politiciennes, le sentiment général est celui d’une navigation à vue. Les programmes politiques et les promesses électorales semblent avoir été rangés au placard. Pire encore, plus personne ou presque ne parle du suivi et des résultats de l’exécution du programme de développement économique (2016-2020).
En fait, il me semble que nous avons affaire non pas à une crise économique mais à une crise de l’économique. De même, sous le vernis du consensus, nous sommes toujours en présence non seulement de crispations politiques, mais d’une crise du politique. J’entends par là que nous avons beaucoup de mal à penser à l’économique en rapport avec de nouveaux rôles pour l’Etat, tout comme nous avons décidé de reporter et de différer la résolution de certaines contradictions politiques qui n’échappent pas aux électeurs et qui traversent même les partis politiques. Tout cela nous empêche de repenser et de redéfinir notre modèle de développement.
Je me souviens que de 2011 à 2014, on a beaucoup parlé de ce problème de développement. Mais aujourd’hui, pratiquement plus personne n’en parle.
Ce n’est pas pour dire qu’il y aurait un seul modèle de développement à mettre en œuvre. Je pense, au contraire, qu’il y en a plusieurs. Mais encore faut-il voir clairement quelles sont les alternatives offertes, débattre sereinement d’un vrai nouveau positionnement pour notre pays et des alternatives qui s’offrent encore à nous. Répondre aux exigences du FMI ou rembourser nos dettes n’est pas en soi un nouveau modèle de développement. Ainsi, la problématique économique tourne, aujourd’hui, autour de la question des engagements vis-à-vis du FMI, or cela ne donne pas de perspectives de long terme à la Tunisie.
Est-ce que l’année 2018 sera meilleure que 2017?
Il faudrait plutôt dire est-ce qu’en 2018 on continuera à sacrifier le long terme pour des compromis de court terme? Cet arbitrage constitue le grand problème de développement.
Je crains qu’en 2018 on continue à le faire, et même pour le très court terme, parce que 2018 sera une année où on reparlera beaucoup d’élections. Déjà on commence à voir cette «dynamique» au sein des partis. 2018 sera une année de politique politicienne par excellence. Et quand on fait de la politique politicienne, on ne peut que sacrifier le long terme pour le court terme. Et par conséquent, ma crainte est qu’on continuera à ne pas réfléchir sérieusement à la chose économique.
Je crains également l’hémorragie des ressources humaines en 2018. Tout le monde parle de cette hémorragie des compétences tunisiennes et ma crainte est, qu’avec la nouvelle législation de départ à la retraite anticipée, l’hémorragie n’atteigne maintenant l’administration tunisienne.
D’ailleurs, en 2012 nous avons mis en place ce qui est communément appelé la politique du «go and stop» et nous avons parfaitement raté le «go». Cette politique, qui nous a été présentée comme étant une politique économique alternative, a débouché sur les difficultés actuelles. Je me demande aujourd’hui qui sont les responsables de cette politique et ce qu’ils pensent de ce naufrage?
Ma crainte c’est que tout en ayant raté le «go», on rate également le «stop». Avec le fameux « go » nous avons dilapidé nos ressources et nous avons noyé l’administration par de mauvais recrutements. Aujourd’hui avec le «stop», nous risquons d’assécher nos ressources et de vider l’administration tunisienne de ses meilleures compétences. Ce « jeu » est loin d’être à somme nulle. Nous payons et nous payerons la facture d’une administration, d’une colonne vertébrale de l’Etat, affaiblie et qui n’aura même plus les capacités de négocier avec ses partenaires internationaux.
Je disais qu’il y a une crise de l’économique aussi parce que, me semble-t-il, la Tunisie a été piégée par l’incapacité de penser à des alternatives. Quand je vois nos économistes qui refusent de participer au débat public, qui sont souvent en rupture avec la réalité de l’économie tunisienne, car attachés à des modèles, à un moment où l’économie n’est pas que des modèles. Quand je vois cet «économicisme» néo-libéral qui explique sans réellement comprendre, qui est incapable de penser la complexité des interactions entre l’économique, le politique et le social et qui se gargarise du consensus des modèles fonctionnalistes alors que notre réalité nous renvoie quotidiennement à nos propres contradictions. Je me dis que notre crise est également et surtout au niveau de nos élites et de notre imaginaire économique.
Aujourd’hui, il faudrait sortir des réponses simplistes qui relèvent soit du populisme politique soit de l’«économicisme» économique. Nous savons à l’évidence que les choses ne sont pas simples, qu’il n’y a pas de réponse toute faite et que la réflexion sur notre modèle de développement économique ne peut en aucun cas se réduire à ce que nous propose le FMI.
J’espère que nous aurons, en 2018, la sérénité et le temps de réfléchir à ce nouveau modèle de développement économique; et que nos politiciens trouveront la sérénité nécessaire pour poser les vrais problèmes, même si 2018 et 2019 seront des années électorales.
J’espère que les Tunisiens reprendront confiance en eux-mêmes parce que je pense qu’il y a objectivement, malgré toutes ces difficultés et tensions, des raisons d’avoir confiance en soi-même. Les Tunisiens ont montré une capacité d’adaptation et de résilience extrêmement forte.
La résilience de la Tunisie, de la société civile, des hommes d’affaires tunisiens et des travailleurs devrait être une source de fierté pour tous les Tunisiens. Notre pays a subi un séisme politique et institutionnel. Il résiste quand même dans la douleur et dans l’épreuve. Si nous reprenions confiance en nous-mêmes, les choses iraient beaucoup mieux.
Ma crainte aussi c’est qu’à l’occasion de ces futures élections, certains rejouent sur les divisions des Tunisiens. Parce qu’un de nos malheurs réside dans ce que certains politiciens font leur commerce en divisant les Tunisiens.
Les questions du déséquilibre régional et du chômage des jeunes sont les deux problématiques fondamentales qui seront à nouveau à l’ordre du jour. Or je ne vois pas, là aussi, de solutions cohérentes, claires et nettes apportées à ces deux grands défis.
Quelles solutions?
Sur la question du déséquilibre régional, je propose de réfléchir sérieusement à la question de la discrimination positive qui me semble à la limite une notion perverse, qui risque de piéger la réflexion sur les nouveaux rôles de l’Etat.
Nous avons toujours vécu avec cet Etat providence et aujourd’hui on ne sait plus si nous devons continuer ou passer à autre chose. C’est une question économique, mais également politique.
Si on devait passer à autre chose, il faudrait réfléchir de façon critique à l’idée de discrimination positive. Cette dernière nous renvoie à de l’assistanat et à de faux semblants.
La logique distributive pratiquée actuellement n’est pas propice au changement. Au contraire, elle conforte les gens dans une posture de passivité, d’attentisme et dans un discours de victimisation et perpétue l’économie, la société et l’imaginaire de la rente.
Qu’il s’agisse d’aides, de subventions, de compensations, d’exonérations, d’imposition ou autre, je pense que l’Etat devrait traiter avec les gens non pas en fonction de ce qu’ils sont mais bien de ce qu’ils font.
Même s’il figure dans notre Constitution, je pense que le principe de « discrimination positive » devrait être transformé et interprété comme une « distinction positivante», pour dire que l’Etat va intervenir et éventuellement aider les gens ou les entreprises, en prenant en compte ce qu’ils font plutôt que ce qu’ils sont. Cela serait le début d’une transition vers une forme d’Etat plus stratège, avec un rôle d’orientation de l’activité économique.
Sur la question du chômage, je constate avec bonheur que l’actuel ministre de l’Emploi a arrêté un certain nombre de mascarades. Un début de solution au problème du chômage serait de dire que ce fléau est l’affaire de tout le monde et non seulement de l’Etat, des jeunes ou de l’université. Parce que notre chômage a une caractéristique très forte : celle de toucher ceux qui auraient dû être la locomotive de la Nation : les diplômés du supérieur. Or lorsque la locomotive est en panne, c’est tout le pays qui patine.
J’espère qu’en 2018, on réfléchira sérieusement à un programme national de la responsabilité sociétale. Il est vrai qu’au niveau de l’ARP, il y a un projet de loi relatif à la responsabilité sociétale des grandes entreprises, mais cela reste insuffisant, car tout le monde devrait se sentir responsable.
Je pense que le pendant de la liberté est la responsabilité. Non seulement une responsabilité philosophique ou morale mais une responsabilité pratique et pragmatique qui consiste à s’engager pour contribuer à la résolution des grands problèmes de la Nation. Je pense que tous les acteurs du privé comme du public devraient être invités à réfléchir et à mettre en œuvre des solutions concrètes et locales à des problématiques nationales, notamment celles du chômage, de la corruption et de la préservation de l’environnement.
Je pense que le véritable moteur de l’économie c’est le travail et que la cause de nos malheurs n’est pas la faiblesse de l’investissement, de la consommation ou des exportations, comme le disent certains économistes, mais plutôt le chômage réel ou déguisé de milliers de Tunisiens. Je sais que cela pourrait surprendre certains, mais quand vous avez 700 mille chômeurs, vous ne pouvez pas sérieusement prétendre à vous développer. Et plutôt que de continuer à donner la primauté au capital, il est temps de remettre le travail au centre. Y compris le travail des vrais entrepreneurs, qui prennent des risques réels et veulent sortir des solutions de facilité, de la rente, de la spéculation et de la course aux subventions.
Une autre piste à explorer en 2018 consiste non seulement dans une diversification de l’économie tunisienne, mais aussi dans une diversité des formes de celle-ci. Il faudrait absolument réfléchir au développement d’autres formes d’économie telles que l’économie verte, collaborative, circulaire, sociale et solidaire.
Au final, j’espère que nous trouverons la sérénité pour y réfléchir et que les Tunisiens reprendront confiance en eux-mêmes. Ce pays mérite nos sacrifices, qu’on le défende et qu’on tente encore et toujours. Nous y arriverons, j’en suis convaincu. Il faudrait juste qu’on se remette au travail et qu’on reprenne confiance en nous-mêmes.
Bonne et heureuse année à toutes et à tous !