Les manifestations hostiles au gouvernement iranien qui animent le pays depuis quelques jours- et sans précédent depuis celles qui avaient suivi la réélection contestée de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad à la présidence, en 2009- offrent un contraste saisissant: la montée en puissance de l’Iran dans la région du Golfe arabo-persique ne saurait masquer les tensions économiques et sociales qui saisissent le pays.
Malgré la fermeté des officiels du régime et l’intervention musclée des forces de l’ordre, les manifestations populaires- mais pas forcément massives- se sont développées dans le pays. Les mots d’ordre lancés par les jeunes manifestants- confrontés à un chômage endémique- visent moins le régime en tant que tel, que l’inflation et la dégradation de la condition des citoyens pour lesquels le gouvernement est tenu pour responsable. Or ce dernier ne semble proposer nulle solution à la crise actuelle.
L’impasse politique se dessine, d’autant plus que le traditionnel discours complotiste a rapidement été mis en avant: le Guide suprême Ali Khamenei– l’autorité supérieure du clergé chiite, auquel il revient selon la Constitution, de définir les «grandes politiques du régime de la République islamique et (…) les supervise»- accuse «les ennemis de l’Iran» de fomenter des troubles, suivi en cela par le président réformateur Hassan Rohani (réélu, en mai 2017, pour un second mandat, avec 57 % des voix), qui n’a pas hésité non plus à appeler à une répression implacable.
Si le mouvement populaire devait se confirmer, le durcissement de la confrontation pourrait basculer dans une violence plus grande encore, notamment en cas d’intervention des gardiens de la révolution, la principale force armée iranienne, restés pour l’instant à l’écart des événements à Téhéran.
Dans la continuité de son histoire impériale, l’Iran contemporain continue de développer une politique d’hégémonie régionale qui représente une menace directe sur le Bahreïn, le Qatar et les Emirats Arabes Unis.
Relativement admise par les Occidentaux à l’époque du Shah, lorsque l’Iran était promu par les États-Unis «gendarme du Moyen Orient» en vue de préserver l’exploitation des gisements pétrolifères de la région, toute velléité expansionniste est devenue inconcevable depuis la Révolution islamique (en 1979) et l’instauration d’une République théocratique chiite théorisée et incarnée par la figure de l’ayatollah Khomeiny (sa doctrine du «velayat-e faqih», ou gouvernement du docte, confère au «docte religieux» le pouvoir politique).
Un évènement historique qui a provoqué une remarquable onde de choc, la nouvelle théocratie islamique étant perçue comme une menace par l’Occident comme par la plupart des régimes arabes «laïcs» ou fondamentalistes sunnites. Du reste, c’est l’Irak- et le régime baasiste- de Saddam Hussein qui a attaqué l’Iran, avec le soutien des Occidentaux, lors de la première guerre du Golfe (1980-1988). Les pays arabes voisins sont accusés par l’Ayatollah Khomeiny d’être dirigés par des «pouvoirs impies soumis aux puissances impérialistes».
Autoproclamé «défenseur de tous les musulmans» (article 152 de la constitution), le régime des mollahs a opté pour une politique d’influence ou d’hégémonie politique, plutôt que l’invasion des territoires (terrestres et maritimes) convoités. Une alliance stratégique a ainsi été scellée en 1982 avec le régime syrien tenu par les chiites alaouites et les chiites libanais du Hezbollah.
En réaction, les États-Unis, soutenus par les monarchies sunnites du Golfe et par l’Arabie Saoudite en particulier, fragilisés par la présence de fortes minorités chiites en leur sein (communauté majoritaire à Bahreïn), ont déployé une stratégie d’encerclement et d’isolement de l’Iran. Outre l’installation et le renforcement progressif de bases militaires de l’Arabie saoudite à l’Afghanistan, en passant par le Qatar et les Emirats Arabes Unis, ces pays arabes se sont regroupés au sein du Conseil de coopération du Golfe.
Afin de briser le «bloc sunnite», l’Iran a tenté de se faire le nouveau porte-drapeau de la «cause palestinienne», en l’«islamisant» et en la «désarabisant», tentative qui a causé des tensions diplomatiques avec Israël et s’est traduite par un soutien matériel et financier aux islamistes sunnites du Hamas (au pouvoir à Gaza). Surtout, la chute du régime de Saddam Hussein a permis à la majorité chiite de s’imposer au sein du nouvel appareil d’État irakien.
Par une ruse de l’histoire, l’intervention américaine en 2003 a renforcé l’avènement d’un «arc chiite» (allant des Hazaras d’Afghanistan à la minorité chiite présente en Arabie Saoudite), si redouté par les régimes sunnites de la région. L’enjeu est à la fois stratégique et symbolique: entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, c’est le «leadership islamique» qui est en jeu.
Enfin, l’Iran sort en position de force de la guerre en Syrie: en témoignent sur le plan diplomatique la fébrilité des pays du Golfe en général et de l’Arabie saoudite en particulier, à travers les crises du Qatar et du Liban). Cette position de force de l’Iran peut-elle être remise en cause par ses fragilités internes?