Une hausse de 1% de la TVA, s’ajoutant à une inflation galopante, ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Et il n’en fallait pas plus pour déclencher une «colère économique», relayée par un jeu de «poker politique» qui menace la transition démocratique et met en péril la sécurité dans le seul pays rescapé du printemps arabe. Quoi dire de ce contexte explosif et à quoi s’attendre …
Événements gravissimes !
Durant les derniers jours, plusieurs quartiers de Tunis et villes de l’intérieur du pays sont pris d’assaut par de vives tensions sociales et des heurts violents, ayant notamment causé la mort d’un manifestant et occasionné plusieurs centaines de blessés dans les rangs des policiers et parmi les manifestants. Des saccages, vols, violences et actes de vandalisme ont aussi été constatés dans plusieurs banlieues de Tunis et dans plusieurs villes et villages de l’intérieur. Plusieurs routes ont été coupées par des manifestants et des scènes de guérilla urbaine ont eu lieu, avec des pneus brûlés et des jets de pierre et bombes lacrymogènes.
Plus inquiétant encore, la plupart des manifestations se passent désormais la nuit, ce qui complique énormément le contrôle du caractère pacifique des manifestations et la structuration de cette grogne sociale qui inquiète de plus en plus les observateurs politiques. Plusieurs centaines d’arrestations dans les rangs des manifestants sont déclarées et plusieurs centaines d’autres seraient à venir. De nombreux édifices publics et équipements de sécurité sont partis en fumée. Le retour au calme est fragile, les manifestants demandent l’abrogation de la Loi de finances 2018; et leurs leaders politiques poussent vers l’escalade. La police fait de son mieux pour maîtriser tous les quartiers et le gouvernement tente désespérément de désamorcer les tensions sans faire de victimes additionnelles.
Tout cela se passe alors que la Tunisie célèbre le 7e anniversaire de la fin du régime dictatorial de Ben Ali (24 ans), et l’amorce d’une transition démocratique, une première dans les pays arabo-musulmans.
Déclencheurs et ramifications
En cause, des augmentations de 1% de la TVA et des hausses de prix pour plusieurs produits essentiels, accélérant une inflation déjà galopante (6,5%). Le ras-le-bol, ayant déclenché ces heurts, révèle un contexte marqué par une morosité économique rampante et une spéculation sans précédent sur des produits essentiels, qui pénalisent lourdement le pouvoir d’achat et obstruent l’espoir des plus précaires. Le taux de chômage dépasse les 30% chez les jeunes et les 40% dans les régions intérieures rurales. La dette dépasse 70% du PIB et le dinar local a perdu 40% de sa valeur les deux dernières années.
Le malaise couvait depuis quelques mois et il est entretenu par une croissance économique atone et par une gouvernance très politisée, notamment par des frictions endémiques au sein de la coalition constituant le gouvernement. Mis sous pression par le FMI et les bailleurs internationaux, le gouvernement tunisien doit faire mousser sa cote de crédit, réduire ses déficits budgétaires et démontrer une «discipline budgétaire» dans sa gouvernance des dépenses publiques. Ses engagements signés dans une lettre adressée au FMI, par le Chef du gouvernement et le Gouverneur de la Banque centrale (29 mai 2017), annonçaient la couleur de l’impopularité des mesures à venir : dévaluation du dinar, hausse des taxes, privatisation de sociétés d’État, départ volontaire de plus 60000 fonctionnaires, gel des salaires, limitation de la compensation des produits de base, etc. Le tout était prévu d’avance et cela fait partie d’un ensemble de conditionnalités empêchant la Tunisie de s’endetter davantage pour éviter les risques de banqueroute.
La grogne populaire des derniers jours est aussi expliquée par une gestion aléatoire menée par un gouvernement sans réelle vision économique; et qui tente de «plaire aux bailleurs de fonds», sans disposer de l’expertise économique, ni de la cohérence requise pour relancer la croissance économique.
Pionnier et seul pays rescapé du Printemps arabe, la Tunisie s’est engagée dans une transition démocratique depuis sept ans. Une telle transition n’a pas généré les progrès économiques escomptés, et a dégradé le pouvoir d’achat, par une inflation galopante et un chômage explosif.
Un hashtag : «plus rien à attendre» du gouvernement !
C’est le slogan scandé par les manifestants des trois derniers jours. Ce hashtag, placardé en noir partout sur les murs de certains quartiers de la capitale Tunis, est relayé de manière virale sur les réseaux sociaux 2.0. Le caractère désespéré de ce slogan en dit long sur le malaise et les tensions qui montent crescendo à l’approche de la visite du président Macron en Tunisie; et surtout à la veille des élections municipales (prévues au printemps). Les événements survenus lors des derniers jours peuvent être portés à s’amplifier à l’approche du 7e anniversaire de la chute du régime dictatorial de Ben Ali, le 14 janvier 2011.
Selon des experts nationaux, la morosité économique à l’origine de ces contestations est largement expliquée par un déficit de confiance à l’égard des élites et d’un système de gouvernance mettant main dans la main un parti religieux islamisant et un parti inspiré par l’idéologie de Bourguiba, le président ayant sévi contre les islamistes durant les années 1970 et 1980.
Au pouvoir depuis 16 mois, la coalition gouvernementale actuelle a été érodée par ses contradictions et a généré un déficit de confiance perceptible au niveau de l’investissement et une recrudescence des activités économiques informelles, le long des frontières avec la Libye et par le biais de nouvelles filières de contrebande directement liées avec des pays subsahariens (cigarettes, drogues, alcool, etc.).
Les incertitudes politiques et les erreurs de gouvernance mettent à plat plusieurs agrégats économiques, dont l’investissement privé, l’épargne des ménages, la demande agrégée, les exportations, alors que le pays a hâte de se relever après des années de récession et de mal-gouvernance. Le défi à relever consiste notamment à renforcer la confiance de plusieurs tours-opérateurs qui commencent à renouer avec la Tunisie et relancer un secteur touristique encore meurtri par plusieurs actes terroristes en 2014 et 2015 (au Bardo et à Sousse).
Encore une fois, les derniers événements montrent que le capital de confiance dans les mutations démocratiques a du plomb dans l’aile. Par la grogne populaire des derniers jours, la rue et les couches défavorisées lancent une nouvelle défiance contre le gouvernement en place, en voulant abroger une Loi de finances votées pour 2018, par la coalition gouvernementale et débattue pendant plusieurs mois par tous les partis et les élites politiques.
Un véritable camouflet pour la classe politique et les instances gouvernementales qui montrent encore une fois leur limite dans la mise en œuvre d’une transition économique capable de s’arrimer à la transition politique à l’œuvre depuis 2011.