Premier secrétaire d’Etat de l’Economie sociale et solidaire en France, trois fois député et Professeur d’économie, Jean Gatel, figure de proue de l’économie sociale et solidaire, a été invité par l’Université Time pour présenter une conférence intitulée « l’Économie Sociale et Solidaire : Entrepreneuriat Social ». La conférence s’est déroulée en présence du professeur Mohamed Dammak, président de l’Université Time, plusieurs étudiants et observateurs de la scène économique.
Pour Jean Gatel, la conférence vient à point nommé puisque jamais on a autant parlé d’économie sociale et solidaire à travers le monde et en particulier dans les pays du Maghreb. Donnant son avis sur le secteur, Jean Gatel a affirmé que l’économie sociale et solidaire est restée longtemps méconnue et est maintenant considérée un secteur prioritaire dans le développement d’un certain nombre de pays. Bien évidemment, il sait de quoi il parle puisqu’il a été le premier ministre d’Economie sociale et solidaire dans l’histoire de la République Française en 1983.
A la fin de son parcours professionnel, il n’a pu rester les bras croisés devant ce qui se passe dans le monde: « Il faut que je continue à porter ce que je crois être une des réponses à la crise internationale en cours qui risque de s’amplifier et pour laquelle je dois continuer à plaider pour ce modèle de développement tout à fait original, à savoir l’économie sociale et solidaire », affirme-t-il. Ce modèle me paraît une des réponses à un mode de développement néo-libéral ou ultra libéral qui est en train de conduire notre planète vers des lendemains extrêmement difficiles, en particulier sur le plan de la dégradation des conditions écologiques. Précisant que plusieurs décideurs dans le monde n’ont pas encore compris l’ampleur du problème, il poursuit: « C’est cette menace d’une crise que les opinions publiques internationales sentent confusément au-dessus de leurs têtes qui amène un certain nombre de pays à se tourner vers ce secteur innovant un peu original qu’est l’économie sociale et solidaire », dit-il.
Citant, l’exemple du Maroc, l’économiste a indiqué que ce pays est en train de prendre l’exemple de l’économie sociale et solidaire à bras-le-corps puisqu’une loi-cadre est en préparation par les autorités marocaines. Concernant le contexte tunisien, il déclare: « Hier, j’ai eu le bonheur de rencontrer votre secrétaire d’État à la Formation professionnelle chargé de l’initiative privée qui m’a confirmé que la loi-cadre de l’économie sociale et solidaire sera votée dans les prochaines semaines à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) ».
L’économiste a rappelé que l’ensemble des pays de la planète a opté pour ce qu’on appelle le système libéral qui se base sur la relation entre la demande des consommateurs et l’offre de la production qui est un grand instrument régulateur et de progrès dans le développement et la croissance de différents pays libéraux. « Au cours de l’histoire, il y a eu un seul pays qui a voulu sortir de l’exemple de l’économie libérale, à savoir l’économie soviétique mais dont l’expérience s’est terminée tragiquement », nuance-t-il.
Par ailleurs, l’économiste a fait remarquer qu’un seul pays a continué à se revendiquer d’une économie planificatrice étatique, à savoir la Chine, « mais quand on regarde de très près ce pays, on se rend compte que c’est un capitalisme d’Etat. C’est-à-dire, qu’il a l’apparence du système de planification étatique mais en réalité, l’économie chinoise maintenant est partout ouverte aux investissements extérieurs et étrangers », dit-il.
Pour Jean Gatel, dans une économie de marché, il est question d’un dialogue entre deux secteurs qui ont façonné le développement économique, à savoir le secteur public et le secteur privé. « Souvent dans plusieurs pays, il existe un secteur public plus ou moins fort, plus ou moins développé et un secteur privé plus ou moins fort, plus au moins développé selon les choix économiques et la capacité du secteur à répondre aux besoins de la population en question », explique-t-il.
Etayant ses propos, il a indiqué que le secteur public gère tout ce qui est stratégique: « développement économique du pays, santé, éducation, défense et autres et n’intervient dans le secteur privé que lorsque les mécanismes du marché se trouvent en difficulté ou génère trop d’inégalités ou de déséquilibre. »
Le conférencier a poursuivi en précisant que la voie de l’économie sociale et solidaire a été empruntée par certains pays confrontés aux carences générées par les secteurs public et privé.
Jean Gatel pointe les faiblesses du secteur public et privé
A l’heure actuelle, soutient Jean Gatel, l’intervention du secteur public est de plus en plus limitée à cause des problèmes qui pèsent sur l’ensemble des finances publiques, notamment le problème des dettes souveraines: « On peut craindre qu’elles pèsent de plus en plus, sauf si l’ensemble de la communauté internationale décide de changer les règles du jeu et s’attaque, en particulier, au problème de la dette souveraine qui plombe les économies développées et celles en voie de développement puisqu’une partie de leur budget est dédiée au remboursement des dettes souveraines, ce qui met à mal les finances publiques de ces économies ». Quant au secteur privé, ajoute-t-il, « il est souvent attiré par le bénéfice et le profit et donc incapable de répondre à un certain nombre d’aspirations des citoyens dans le domaine de la solidarité ».
D’où l’intérêt de miser sur une troisième carte, à savoir l’économie sociale et solidaire « parce que c’est une carte originale ». Il explique: « Son originalité tient au fait que le grand trait caractéristique sur le plan juridique des entreprises sociales et solidaires, c’est qu’il s’agit d’entreprises de personnes comme les SARL ou SUARL et non de sociétés de capitaux. »
Il poursuit: « Société de personnes veut dire qu’on peut créer son activité et son entreprise sans avoir un capital de départ important et qu’on peut permettre l’accès à l’entrepreneuriat à des personnes ayant la fibre entrepreneuriale, ce qui correspond à un mouvement sociologique qui permet à la société de se prendre en main et de ne pas dépendre de forces économiques dominantes », renchérit Jean Gatel.
Il propose une autre définition de l’économie sociale et solidaire: « C’est une société qui décide de s’auto-organiser et qui crée donc des entreprises permettant de répondre à un certain nombre de besoins auxquels la société ne trouve pas de réponse soit dans le secteur public ou privé. »
Jean Gatel fait la distinction entre le terme « tiers secteur » et l’économie sociale et solidaire. Entre les deux termes, il préfère le terme économie sociale et solidaire car, d’après lui, le terme tiers secteur ne veut pas dire grand-chose, contrairement à l’économie sociale et solidaire qui est relative à une société de personnes qui obéit à un certain nombre de règles, à l’instar de la gouvernance démocratique, avoir un but social ou environnemental.
Mais ce qui différencie les entreprises de l’économie sociale et solidaire « est que l’excédent dégagé n’est pas partagé, reste à l’intérieur de l’entreprise pour l’autofinancer et lui permettre de s’auto-développer » et de continuer « mais l’économie sociale et solidaire ne peut pas se transformer en lobby redoutable ».
Jean Gatel a rappelé que François Mitterrand dès son arrivée au pouvoir avait déclaré, dans un discours célèbre, que « l’économie française marchera désormais sur trois piliers, le secteur privé, le secteur public et le secteur de l’économie sociale et solidaire, dont j’entends bien assurer le développement, la pérennité et la croissance ». Abondant dans le même sens, il a informé que pour le Maroc l’économie sociale et solidaire est très importante pour le Maroc, ce qui explique que ce pays a donné un coup d’accélérateur dans le domaine. Il ajoute: « Je me rends compte que la Tunisie va aussi vite que son voisin marocain puisque la loi-cadre marocaine qui devait être votée l’année dernière n’a pas encore été votée », fait-il remarquer.
Le phénomène ne touche pas uniquement le Maroc et la Tunisie. Le conférencier fait observer qu’il existe un ministère de l’Economie sociale et solidaire, dirigé par une femme au Sénégal. En Bolivie et en Équateur l’économie sociale et solidaire est mentionnée comme choix économique dans la Constitution. Cependant, il ne cache pas son pessimisme: « Je crains que nous soyons entrés dans un monde dans lequel l’ensemble des activités et des richesses sont totalement sous le tutelle des multinationales qui sont complètement incontrôlables. »
A la fin de la conférence, Jean Gatel a attiré l’attention sur le fait que le développement de l’économie sociale et solidaire est lié à la politique de développement territoriale, « autrement dit si on veut créer de la solidarité à l’échelle de tout le pays il faut prendre en considération les caractéristiques de la région dans laquelle on se trouve », explique-t-il.
Par ailleurs, il a souligné « l’importance de miser sur les dispositifs d’accompagnement post-création de l’entreprise ». L’absence de mécanisme d’accompagnement post-création cause la disparition de 80% des entreprises vers la deuxième année. En France, l’économie sociale et solidaire représente 12% du PIB et emploie autour de deux millions de personnes selon l’économiste. Enfin, Jean Gatel a affirmé que l’économie sociale et solidaire est adaptée aux besoins de la Tunisie.