Janvier pour le meilleur ou pour le pire. C’est selon. L’histoire ancienne a eu raison de celle qui s’écrit depuis sept ans. Janvier 2018, le pays a été de nouveau livré à ses vieux démons. Dieu merci, le calme est revenu, après la flambée de violence qui a jeté le trouble sur la vague de protestation contre la vie chère, l’explosion du chômage, la fracture sociale, un certain mal-être, l’absence de perspectives pour les jeunes et les moins jeunes et peut-être aussi contre l’autisme, qui confine à l’indifférence des autorités.
En sept ans, les structures économiques, le tissu social et les valeurs morales ont été fortement abîmés, au point que l’on ne s’étonne plus de rien, pas même des scénarios catastrophes. Pendant trois nuits qui, il y a sept ans, étaient chargées d’histoire et d’émotion, le pire a failli se produire. Il a été évité de justesse. On ne saluera jamais assez la maîtrise, le doigté, le sang-froid et le professionnalisme des forces de l’ordre, dont la gestion des troubles qui ont secoué tout le pays était exemplaire.
Décidément, le pays n’en finit pas de surprendre. Et de se distinguer par l’attitude des forces de sécurité et de l’armée, qui font, une fois de plus, la démonstration de leur comportement républicain. Dire qu’elles ne se sentent ni couvertes, ni protégées comme il se doit par la loi en cas de légitime défense, alors qu’elles sont à chaque fois la cible des terroristes, des casseurs, des pilleurs, de la chienlit enragée et des pyromanes rodés à la guérilla urbaine.
Le calme est revenu, mais les tensions persistent. L’incendie est éteint, au grand soulagement des Tunisiens, mais l’écho des propos décalés, d’une autre époque, persistent et ne s’effaceront pas de sitôt. Dommage que leurs auteurs soient les seuls à ne pas voir monter des profondeurs de la société le sentiment de malaise, de déception, d’indignation et de colère ! Ils se sont montrés sourds aux appels à la retenue, à la raison, à l’humilité et à l’action.
Résultat final : dès l’annonce des mesures d’ajustement de prix, pourtant votés par l’ARP, le pays a été ébranlé pendant trois nuits qui ont semé la panique.
Les dégâts sont énormes: matériels, certes, mais aussi et surtout d’ordre moral et psychologique. Les scènes de pillage, de saccage de nuit font mal. On les croyait révolues, tant elles évoquent de tristes et douloureux souvenirs, comme si l’histoire fait de nouveau marche arrière. Comme pour s’entendre dire: tout ça pour ça.
Les dégâts collatéraux au plan international sont encore plus graves. On arrive à peine à effacer les traces et le souvenir des attentats terroristes qui ont tétanisé l’activité touristique et détourné du pays les flux des IDE, que nous faisons de nouveau parler de nous de la plus mauvaise des manières. La déflagration est terrible. Elle survient moins d’un mois de la massue qui s’est abattue sur nous, après que le pays a été mis à l’index par le groupe de conduite de Bruxelles. Hypocrisie, méprise ou manque de discernement des ministres des Finances européens? Sans doute. Mais ce sont aussi nos propres dysfonctionnements qui ont fait peser sur nous doutes et suspicions. Et au final, une présence peu enviable dans la blacklist, en compagnie de pays frappés de l’infâme insigne des paradis fiscaux. On avait bon espoir de quitter cette zone trouble, de tous les dangers, lors de la session de rattrapage prévue pour fin janvier, après que nos moyens de défense se sont enfin mis en branle. Et c’est au moment où l’on se prépare à dissiper tout soupçon, à laver l’affront et à défendre notre honneur bafoué, qu’on se saborde de nouveau en envoyant au monde des signaux peu rassurants. L’image n’est pas définitivement rétablie que la voilà écorchée de nouveau. A croire que nous sommes en permanence victimes du mythe de Sisyphe.
Le calme est revenu et avec lui, comme à l’accoutumée, la moisson d’annonces et de mesures en faveur des retraités, des familles dans le dénuement, des régions privées de développement, des exclus de la croissance et des damnés de la terre. On sort de la cagnotte de l’Etat des sommes et des montants d’une précision peu habituelle, comme s’ils étaient préparés longtemps à l’avance. Pourquoi n’y avait-on pas pensé plus tôt, avant que le pays ne s’embrase et la situation ne dégénère? Pourquoi ne peut-on faire l’économie de ces irruptions de violence récurrentes à la limite de l’insurrection dans les régions ou ailleurs, aux coûts exorbitants, avant de s’ingénier à éteindre ces foyers d’incendie dans l’urgence avec l’inévitable perception que c’est trop peu et trop tard ? Pourtant, l’offre gouvernementale politique, sociale et financière est conséquente, et à la limite du supportable. Si elle avait été proposée et mise en perspective dans le cadre d’une politique globale et cohérente, elle aurait été d’un bien meilleur effet et mise au crédit de l’action gouvernementale. On aurait dit alors que cette offre était portée par un projet de société, une vision d’avenir, une sorte de volontarisme et l’ambition de l’Etat de donner plus de chair à notre modèle social. Mieux vaut prévenir les foyers de tension, les conjurer, plutôt que de s’acharner à les combattre, quand le feu prend de toutes parts et qu’il y a péril en la demeure.
Il serait mal venu et malhonnête d’accabler ce gouvernement, comme celui qui l’a précédé. A leur décharge, une situation économique et sociale explosive et des comptes publics à la limite du dépôt de bilan. Cela ne l’absout pas et ne l’exonère pas d’imagination non plus. Un autre mode de gouvernance est possible et d’autres pistes d’action seraient plus indiquées pour le libérer des contingences du court terme. Il est contraint, à chaque épreuve, de réagir avec un temps de retard, plutôt que d’agir.
Il subit plus qu’il n’anticipe. Il se prive, du coup, des bénéfices de l’initiative. Et donne à penser qu’il cède à chaque fois sous la pression et l’agitation de la rue. Chaque concession, fût-elle justifiée et méritée, équivaut à un prochain appel d’air, qui place le gouvernement dans un perpétuel état d’équilibre instable. Quoi qu’il concède et accorde, les régions, les secteurs et les groupes d’individus concernés ne lui seront pas d’une infinie reconnaissance.
Il n’empêche ! Ce geste, fût-il tardif, d’apaisement, de réparation d’un préjudice moral et financier est infiniment plus sage que de ne rien concéder sous la pression au regard des contraintes financières du pays. Mieux vaut tard que jamais. Qu’il se ravise ainsi c’est aussi une forme d’écoute qui ne diminue en rien l’autorité du gouvernement. On peut même y voir la démonstration d’un acte courageux qui lui vaut l’approbation de la communauté nationale.
On se réjouit aujourd’hui du retour à la normale. Les salariés et retraités ont beaucoup souffert dans leur bourse, pour continuer à vivre avec ce sentiment de peur qui nous envahit à chaque irruption de foyer de sédition. Les services de sécurité et la présence de l’armée ont fait l’essentiel. On peut saluer cette victoire qui a, tout de même, un goût de cendre, une victoire en quelque sorte à la Pyrrhus. Ce genre d’affrontement n’aurait jamais dû exister. Cette victoire aurait été totale, sans jamais livrer bataille. Il aurait fallu pour cela que les autorités prêtent plus d’attention au malaise des gens, au désarroi des sans-logis, aux mises en garde des experts et des corps constitués et aux signaux de détresse, qui montaient des régions éloignées de la capitale et proches des frontières.
Les bonnes intentions ne peuvent tenir lieu de politique et ne sauraient suffire. Le courage politique n’est pas toujours ce que l’on croit qu’il est. La détermination des politiques, cette vertu cardinale, ne doit pas manquer d’humilité et de discernement. Pour ne pas conduire à une vaine et inutile obstination, aux conséquences improbables.