L’entreprise a toujours été au coeur de tous les enjeux de développement, de capacité et de leadership. On savait que l’entreprise créait la croissance ; on sait de plus en plus que l’entreprise peut être un facteur de sédimentation sociale et de réduction des disparités, après avoir été au centre de tous les conflits entre le capital et le travail pendant des siècles.
C’est un concept d’une très grande valeur intrinsèque, qui a traversé les temps et les espaces et qui a fait la richesse des Nations et la fortune des personnes et des organisations. Les motivations, les supports, les configurations deviennent superfétatoires par rapport au concept lui-même. Pour ces raisons qui abstraient la dimension matérielle et temporelle, l’entreprise est sans cesse l’objet d’un renouveau capable de transcender les limites des fabrications juridiques, instrumentales, esthétiques,… et de générer sa propre entropie.
La logique du profit, qui a toujours animé l’entreprise, s’accommode de plus en plus de formes de production et de répartition atypiques, moins conventionnelles, par lesquelles elle affirme son caractère citoyen tout en s’installant dans la recherche d’espaces de reproduction qui favorisent la pérennité de la croissance, la protection de l’environnement et la réponse aux besoins, quelle que soit leur nature. Regarder autrement l’entreprise peut fournir de nombreuses solutions à la croissance, à la pauvreté, au manque de perspectives et même à la déchéance.
Le concept d’entreprise s’est graduellement métamorphosé et s’est installé dans des motivations, des logiques, des organisations, des systèmes relationnels et des pratiques d’une très grande étendue. Le renouveau des réflexions s’évertue à rechercher des mécanismes d’intégration, qui respectent les identités culturelles et les valeurs environnementales à partir de socles de reproduction tournés vers la croissance durable. Le Global Compact des Nations unies participe à cette initiative (1). Autant novatrice que soit cette perspective, elle dispose pourtant de nombreux visas qui pourraient en faire le modèle de référence des constructions qui réconcilient l’économique, le social, le culturel et l’environnemental et qui la promettent à un avenir incontestable. Ce type d’entreprise existe souvent dans une forme idéalisée, sans avoir pour autant réussi à se hisser au niveau des standards de l’entreprise et de la noblesse du concept et réunir les suffrages nécessaires pour s’installer dans une revendication d’identité et de statut.
La nouvelle économie atteste, toutefois, de la recherche de formes de croissance innovantes, susceptibles de fournir des solutions collectives, inclusives et massives, comme en témoignent la téléphonie mobile ou les applications techniques grand public et les nouvelles formes d’entrepreneuriat « aux mains nues », qui apportent chaque jour les preuves d’un succès grandissant des initiatives au naturel. Il s’agit de sortir des tropismes administratifs et des prismes de lecture sous lesquels la question de l’entrepreneuriat est abordée en ayant à l’esprit la situation des pays pauvres et ceux en voie de développement, de construire de nouvelles règles d’encadrement du monde du travail et de sortir des logiques des représentations industrielles et des archétypes qui s’y rattachent pour tenir compte des nouvelles réalités du travail tant au Nord qu’au Sud.
Ces développements hétérodoxes autorisent à penser l’émergence d’une nouvelle forme d’entreprise en phase avec les nouveaux défis du monde : lutter contre la pauvreté, préserver les socles identitaires et construire des systèmes sociaux structurés autour de capacités de reproduction endogènes. Cette réflexion associe, en un tout, les finalités, les cibles et les intermédiations qui rejoignent les mots d’ordre de l’économie durable, portés de façon emblématique par les précurseurs du travail décent, du développement humain durable, à l’instar de l’OIT, et de la micro-entreprise de M. Yunus et la Grameen Bank.
L’entreprise appartient autant au passé qu’à l’avenir dans des façonnements adaptés pour des pertinences avérées. Il faudrait aujourd’hui en penser l’architecture et l’enracinement à partir d’une dimension culturelle qui pourra lui fournir son socle, son substrat et les éléments de sa régénération. Ce concept est livré aux sociétés, aux corporations et aux espaces humains qui tentent de créer les conditions d’une existence sociale et humaine dans l’autonomie des moyens, la dignité des existences et le respect de l’environnement. L’évocation de ces trois paramètres invite, de façon quasi spontanée, à parler d’instinct de survie et de reproduction qui peut provoquer le concept d’entreprise intuitive.
1 – revisiter le concept d’entreprise à taille humaine
L’entreprise a, depuis toujours, cherché à tirer profit de sa position, des ressources de son environnement et de ses relations. N’étant pas cantonnée dans des espaces clos, l’entreprise se meut dans un cadre socio-économique et dans un contexte sociopolitique qui l’affectent de différentes façons, portée par une tendance permanente au changement, à l’adaptation et à la diversification. En fait, tout part et tout revient à elle et à sa capacité à générer la richesse et à contribuer à la structuration de son environnement socioéconomique. L’espace d’intégration définit les liens sociaux et soutient les capacités de croissance de l’entreprise. Les pressions sociales dictent les formes adaptatives de l’entreprise et les configurations socioculturelles lui impriment son format et les liens sociaux, et ses capacités de résilience.
L’entreprise intègre, à partir de son environnement, un ensemble de fonctions reliées à l’emploi et au revenu, aux externalités et autres impacts socioéconomiques. La responsabilité sociale des entreprises2 implique la cohabitation de multiples intérêts, dont l’incompatibilité et même l’antagonisme de certains sont réduits par le recours à de nombreux processus d’arbitrage, d’intermédiation, de concertation, dont l’intérêt général tire profit. Le travail durable est au coeur des processus d’entreprise par ses niveaux de productivité et ses capacités d’innovation et participe à la défense des intérêts économiques de l’entreprise. En conférant au travail une dimension sacralisée, elle encense la notion de valeur et confirme la primauté de l’effort, de l’organisation et de la participation collective. L’entreprise peut, en effet, être bâtie sur un concept de valeur, en prolongement ou en substitution de celui de profit. Les liens de réciprocité entre l’entreprise et son environnement conduisent à développer de manière continue des espaces d’intégration, de dialogue social, de solidarité et de consensus.
L’émergence du concept d’entreprise citoyenne rejoint le souci de concilier des intérêts divergents, voire contradictoires, et des positions asymétriques. Les plateformes interactives qui s’installent entre l’entreprise et son environnement favorisent la concertation et la participation et fournissent à l’entreprise les bases de son intégration, dont elle tire profit grâce au relèvement des seuils de productivité et dont la contrepartie est d’assurer les besoins de protection sociale des travailleurs. Ces nouvelles bases éthiques sont devenues le leitmotiv des entreprises et des organisations internationales, soucieuses de protéger et de promouvoir les droits humains et la responsabilité collective3.
Une des particularités de l’entreprise à taille humaine est de se positionner massivement au coeur de l’économie sociale, dont elle tire les éléments matriciels. La combinaison de ces valeurs de référence de l’entreprise et de l’économie sociale donne lieu à un foisonnement de possibilités par la variété, la taille et la raison sociale. La protection sociale est l’un des quatre objectifs stratégiques de l’Agenda pour le travail décent, qui définit la ligne d’action primordiale de l’OIT et se situe en prolongement des questions liées à la déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable et au pacte mondial pour l’emploi. S’intégrer à son environnement et promouvoir des règles éthiques constituent le soubassement du concept d’entreprise à dimension humaine. Cette approche s’installe de plus en plus dans la recherche d’une synergie aux dimensions multiples entre acteurs et environnement, créant ainsi des espaces de reconnaissance sociale, de solidarité et de préservation des ressources naturelles.
2 – L’émergence d’un concept d’entreprise intuitive ?
Plus loin qu’une dimension typologique de l’entreprise et plus prégnant qu’un artéfact, ce concept invite à un débat sur les limites de l’entreprise et les formes qu’elle peut prendre dans un dépassement des reconnaissances actuelles.
Les typologies d’entreprises sont nombreuses ; on peut en distinguer selon les critères de taille conjuguée aux structures de plusieurs configurations: i) la première peut concerner les TPE dotées d’une structure simple, où les relations informelles dominent et sont le plus en adéquation avec le concept d’économie sociale et/ou économie informelle ; ii) la seconde, les entreprises à forte valeur ajoutée, focalisées sur les processus créatifs et s’installant de plus en plus dans la nouvelle économie, particulièrement le numérique et le tertiaire. Ce sont des espaces de croissance importants qui peuvent évoluer tant en taille qu’en densité ; iii) la troisième rejoint le concept d’entreprise porteuse par ses effets induits au niveau économique et par ses capacités à créer des liens entre différents partenaires et prestataires de service, au rendez-vous des systèmes de sous-traitance et de prolongement de la chaine des valeurs.
La construction d’un nouvel espace d’entreprise fait appel à une quatrième configuration qui peut être dédiée aux structures spontanées d’entreprises fondées sur des besoins communautaires et qui pourraient inclure l’accompagnement des personnes âgées, le travail domestique, le gardiennage, le nettoyage, les services de proximité, etc., tout ce dont la collectivité villageoise, de quartier, de groupes professionnels, de catégories de population, les services publics pourraient souhaiter comme accompagnement dans les actes et les besoins de la vie ordinaire.
Les niveaux d’interaction avec l’environnement soit par les inputs, les bases locales du recrutement, la chaine des valeurs ou les différentes prestations des chaines de service fournissent les principaux appuis à son intégration et potentialisent les relations de l’entreprise
La problématique de rompre avec d’anciens paradigmes pour installer de nouveaux référentiels coopératifs peut donner une autre idée de l’entreprise. Son prolongement est de créer des espaces de rencontre et d’incubation entre les concepteurs de solutions et les hinterlands locaux avec leurs différentes spécificités et leurs attentes, le socle culturel étant un des principaux appuis. Dans cette perspective, il faut moins regarder l’entreprise du point de vue de sa logique que de ses ancrages sociaux et de sa capacité à s’intégrer à son environnement et y trouver les ressources nécessaires pour sa croissance et son développement. La construction du concept est le point de convergence de trois centres d’intérêt : l’intégration, la rentabilité et la génération d’externalités positives.
Il rallie les fondamentaux de l’entreprise citoyenne mais aussi crée de nouveaux espaces livrés à l’initiative individuelle et collective, particulière et communautaire. Le déplacement de la notion d’entreprise de l’extérieur (produit-pour soi) vers l’intérieur (pensé-en soi) installe de multiples possibilités dans des configurations plus ou moins atypiques. L’intérêt du concept est qu’il réduit les inhibitions de la création, s’accommode des modes de production locaux et réduit les rapports marchands à la limite de la reproduction simple. Le ciment culturel crée également de nombreux liens et réduit de plus en plus les fractures des rapports marchands.
Sa valeur opérationnelle est qu’il contribue au développement à une échelle et une taille humaines. Il peut également assurer des conditions sociales d’existence dignes avec des micro-ressources, des micro-marchés et des apports en capital à la limite des capacités des individus et des collectivités, à l’image des tontines ou des associations collectives d’épargne.
Sa valeur instrumentale le place au rang de capacité des politiques publiques à lutter contre la faim et le chômage et à structurer les espaces et les liens sociaux à partir de reconnaissances sociales, culturelles et identitaires.
Sa valeur éthique est qu’il s’installe dans un cadre de relations sociales et culturelles qui abstraient la notion de profit au sens classique et réhabilitent le sens du service public et l’utilité sociale qui font place à tous les métiers au service de l’homme et de la collectivité.
Le socle de cette construction renvoie aux besoins de reconnaissance sociale et aux besoins de la vie de milliers de personnes, les diplômés et les porteurs de qualifications, qui restent au milieu du parcours sans avoir d’autre projet que de continuer à être tributaire de l’aide d’autrui et des gouvernements. Les projets de vie reliés à un espace culturel de reproduction fournissent les motivations nécessaires pour imaginer des activités durables tournées vers l’amélioration du bien-être des communautés et susceptibles de générer de la valeur comme contrepartie des efforts déployés. L’utilité de ces activités se génère intuitivement.
L’autre construction culturelle interroge les formes communes d’entreprise, les préférences sociales, les systèmes entrepreneuriaux et les possibles prolongements des chaines de valeur locales. De nombreux espaces sont ainsi offerts à l’initiative. Ce concept s’éloigne de la logique de la capitalisation et de l’actionnariat classique. Il est au carrefour de l’initiative individuelle et populaire et renvoie à des approches basées sur le self management, les reconnaissances de proximité à l’échelle sociale et géographique et les valorisations de bout en bout articulées, agencées autour d’un concept de développement durable.
Le concept d’entreprise intuitive qui peut prévaloir au-delà des constructions officielles peut s’accommoder d’un ensemble de compositions, y compris des excroissances et des activités périphériques d’entreprises structurées, des prolongements des chaines de valeur et des sous-traitances localisées. Mais le coeur de cette problématique renvoie aux constructions de portée locale à vocation utilitaire, sur fond d’appartenance identitaire au sens culturel du terme. Cette appartenance est souvent en phase avec les principes de solidarité et les mécanismes d’entre-aide sociale.
Il faut, naturellement, inventer de nouvelles formes d’accompagnement, tant au plan des appuis matériels et financiers, du coaching que des facilitations administratives et réglementaires.
Les différents accompagnements se déclinent en de nombreux chantiers de réflexion et d’action. Les dispositifs d’aide et d’appui à la création d’entreprise comme les pépinières, les incubateurs et autres dispositifs de soutien portés par les politiques publiques doivent davantage être reliés à des niveaux d’organisation, de gestion et de développement, moins influencés administrativement et livrés à plus de flexibilité.
Les moyens d’accompagnement (services, information, financement, mise en relation d’affaires, etc.) doivent être revisités au sens d’une plus grande efficacité organisationnelle avec un plaidoyer en faveur de l’utilisation des ressources locales : i) les processus systémiques de création d’entreprise et leurs liens avec les capacités locales de prise en charge. Les relais institutionnels (organisations patronales, chambres de commerce et d’industrie, organisations syndicales, structures municipales et autres acteurs décentralisés, organes de facilitation, mandataires nationaux) peuvent jouer un rôle important dans les mises en relation d’affaires et l’accompagnement des entreprises pour de micro-marchés) ; ii) les facteurs de convergence dans un espace ouvert à l’information et qui permet de disposer des données nécessaires pour aider les entreprises à être réactives dans des espaces en constante évolution (rôle dévolu aux organisations de la société civile) ; iii) la communautarisation de l’information, comme l’exploitation des conventions bi et multilatérales pour en tirer des substrats opérationnels livrables et généralisables et des adjuvants de qualité ; iv) la mise en place de systèmes et de référentiels permettant aux entreprises de disposer de données spécifiques sur leur environnement d’affaires et leur espace de reproduction en fournissant une ingénierie et un accompagnement adaptés.
L’environnement de l’entreprise et les espaces de croissance et de reproduction dont elle bénéficie sont des facteurs clés de réussite. Dans cette perspective, il y a lieu d’installer des facilitateurs des processus d’affaires et d’accompagnement en matière d’aide à la création, au développement et à la transformation (passage de la TPE a la PME). Utiliser les différents relais des entreprises en des formes d’appui solidaires peut créer des niveaux d’intégration et de coordination plus accessibles pour prendre en charge les problèmes de croissance et de lutte contre la pauvreté. Dans cette perspective, beaucoup plus d’espace est livré à l’entreprise, le critère pouvant alterner l’emploi créé, le revenu suscité et la prestation offerte.
Conclusion
La problématique, ainsi posée, conduirait à rechercher des principes fondateurs et des mécanismes par lesquels il est possible d’assigner à de nouvelles entreprises de nouvelles vertus. Le concept n’est certainement pas nouveau dans sa philosophie, mais il a le mérite de rompre avec d’anciens paradigmes qui ne voyaient dans l’entreprise que sa capacité intrinsèque à produire et à repartir. Il peut avoir toute sa valeur dans un espace de coopération ouvert, qui ne conduit pas forcément à des approches exclusivement entrepreneuriales mais qui, au contraire, installerait un véritable réseau partenarial.
Le changement de paradigme implique aussi l’évolution des mentalités. Plus loin que les dispositifs d’aide et d’appui à la micro-entreprise, il est important de socialiser les mécanismes d’accompagnement, de responsabiliser les acteurs et de réduire les prégnances. La proximité des espaces de décision et de prise en charge avec des mécanismes de soutien appropriés en sont les garants de succès.
C’est un vaste chantier, qui invite les initiatives, qui responsabilise les partenaires et qui utilise l’ensemble des capacités à partir de l’exploitation de toutes les opportunités de croissance, favorisant la lutte contre le chômage et la pauvreté. Le socle culturel façonne des approches endogènes et consolide les solidarités à l’intérieur des espaces de vie et de reproduction.