S’il ne fallait compter que sur les partis politiques, ce pays aurait cessé d’exister. Le salut vient de l’émergence et de l’affirmation, sur la scène nationale, des corps constitués. Leur leadership gagne en puissance, à mesure que pâlit la flamme de partis politiques, incapables de penser et de construire l’avenir. Cette carence, cette incapacité, posent d’ailleurs de vraies questions.
Les partis au pouvoir peinent à faire la démonstration d’une vision, d’une volonté politique, d’un projet de société et d’un modèle de développement économique et social. On navigue à vue, sans cap précis, au gré des aléas économiques et sociaux et des chocs internes et externes.
Nous avons largement sous-estimé les difficultés et le coût de la transition démocratique et économique. On n’arrête pas d’en payer le prix. Neuf gouvernements en sept ans, nul besoin de commentaires. Ces formations gouvernementales sont nées sans horizon et sans perspective. On ne peut exercer le pouvoir, c’est-à-dire engager un profond processus de transformation économique et sociale, sans s’en donner le temps, les moyens et sans l’affirmation d’une volonté et d’une ambition à toute épreuve. A défaut, on finit toujours par sacrifier l’avenir sur l’autel des exigences du présent, de l’immédiat.
Il n’en faut pas plus pour faire bouger les lignes mettre en branle les partenaires sociaux, revigorés par le nouvel élan de liberté post-2011. Vent debout, les uns entendent profiter du délitement de l’Etat, pour s’assurer une position dominante. Les autres s’en inquiètent et le font savoir.
L’UGTT, forgée dans le combat syndical, a considérablement élargi son périmètre d’influence et d’action, au point de se poser au centre de l’échiquier politique et social ; l’UTICA craint quant à elle pour la compétitivité des entreprises et multiplie les lignes rouges, qui n’ont pas plus d’efficacité que la ligne Maginot en son temps.
En l’absence de véritables canaux d’un dialogue social, dépourvu d’arrière-pensées, rénové, assumé et abouti, on voyait plutôt s’affronter avec plus ou moins de véhémence deux visions, deux logiques. L’UGTT est dans une démarche offensive, bien qu’elle se dise motivée par la défense du pouvoir d’achat de ses adhérents. Les entreprises paraissent, en revanche, sur la défensive en s’opposant – chiffres à l’appui- au rouleau compresseur des velléités des revendications salariales.
L’UGTT profite de ce vide sidéral pour planter ses banderilles dans les espaces devenus des zones à conquérir (ZAC), laissés vacants par le pouvoir, empêtré dans ses contradictions et ses luttes intestines. La centrale ouvrière revendique d’autant plus ce rôle, qu’elle se sent investie historiquement d’une mission politique. Elle le fait non sans subtilité. Elle se défend à chaque fois de faire partie en tant que telle du gouvernement, mais elle n’est jamais absente. Elle n’a jamais autant pesé sur les décisions gouvernementales. On la craint ou on l’adoube, mais on finit toujours par composer avec elle. L’ennui est qu’elle a beau – par la voix de ses dirigeants – se parer des habits d’un syndicalisme de proposition, constructif, en accord, et en cohérence avec la culture de l’entreprise, elle n’en est pas moins dans les faits à la pointe du combat pour la redistribution de la valeur ajoutée, tombée en déshérence, qu’on a de plus en plus de mal à créer.
Fait d’évidence, sa voix, de par son activisme, porte plus que celle de l’UTICA, plus encline à la retenue, en l’absence surtout d’un soutien franc et massif des autorités centrales, soucieuses de ne pas heurter l’UGTT, pour mieux assurer leurs arrières.
L’organisation patronale a payé un lourd tribut pour préserver la paix sociale, nécessaire à la stabilité, au redressement de l’économie, à la poursuite de la croissance et à la pérennité des entreprises. Les revendications salariales, tout autant que la fiscalité, aussi excessives soient-elles, n’ont pas altéré son patriotisme et son engagement pour préserver et promouvoir nos emplois et nos parts de marchés, notamment à l’international. Elle avait ce sens du devoir national – ce qui n’est pas forcément dans l’ADN des organisations patronales – même quand elle a été prise récemment en tenailles entre les augmentations de salaires, la hausse du taux d’intérêt, la chute du dinar et ce qu’elle qualifie de harcèlement et de matraquage fiscal prévus par la loi de finances 2018. Cette dernière mesure est la goutte qui a fait déborder le vase.
L’UTICA sort de son silence habituel, change de discours et de ton, monte en première ligne et met en cause l’efficacité et donc, la légitimité d’une telle mesure contre-productive. Ce qui, du reste, ne l’a pas empêché de s’y résigner, non sans amertume, pour ne pas jeter l’huile sur le feu. Une chose paraît désormais certaine, il y aura, s’agissant de l’attitude à venir de l’UTICA, un avant et un après loi de finances 2018. L’organisation patronale semble affranchie pour toujours de sa retenue légendaire.
L’UGTT, comme le gouvernement, auront à composer à l’avenir avec un partenaire, déterminé à se faire entendre et à faire entendre ses objectifs et le choix de ses moyens. Le patronat nouvelle formule paraît résolu à ne rien concéder qui puisse faire obstacle ou freiner la liberté d’entreprendre. Il met ainsi l’Etat au défi de rétablir toutes les libertés économiques. L’investissement privé a aussi un prix pour l’Etat : mettre à niveau une logistique défaillante, faciliter, alléger les procédures et débureaucratiser l’Administration pour en faire un simple et efficace prestataire de services.
Le Chef du gouvernement, Youssef Chahed, ne s’y est pas trompé. Il ne pouvait s’adresser aux congressistes de l’UTICA de plus belle manière. Il a entendu leurs doléances et il les a compris. Et promis de lever les obstacles à l’investissement et d’assouplir les règlementation, les procédures et faire des autorisations l’exception plutôt que la règle. Auparavant, Mme Bouchamaoui a placé la barre très haut. Les deux discours furent un temps fort et un grand moment qui marqueront, à l’évidence, les rapports Gouvernement-UTICA. Le successeur de l’ancienne présidente de l’UTICA – qui a renoncé, tout à son honneur, à briguer un troisième mandat – n’en espérait pas moins. Samir Majoul est d’une lignée qui remonte aux premières heures de la naissance de la centrale patronale. On le sait tout aussi combatif et soucieux de son unité.
Seul souhait, on voudrait que cette combativité retrouvée soit portée par un véritable projet, incarnation d’un grand dessein et d’une réelle ambition nationale. On aimerait aussi et surtout que l’UTICA nous dise où vont ses préférences ? Vers un modèle de développement économique et social de type asiatique ou d’un modèle paneuropéen ?
On est en droit de savoir comment concilier, autrement que par le discours, efficacité économique et impératif social ? Comment peut-on récupérer et exploiter tout notre potentiel de croissance – de l’ordre de 5% – du reste peu élevé ? Et peut-on aller au-delà pour résorber le chômage, sans mettre en danger notre équilibre social et régional ? Quelles pourraient être, dans cette perspective, les responsabilités de tout un chacun ? Etat, syndicat, salariés, employeurs et société civile ? Une croissance à deux chiffres – c’est le cas, dans un grand nombre de pays africains – est-elle possible et à quel prix ? L’UTICA est désormais, elle aussi, placée au défi de nous le dire. Sa crédibilité en dépend.