Le président français Emmanuel Macron se rendra mercredi prochain à Tunis pour une visite d’Etat. L’occasion de définir la vision politique que tente de déployer ce jeune chef d’Etat au monde depuis son entrée en fonction il y a à peine six mois.
Sur le plan institutionnel et politique, malgré le renouveau qu’il était censé incarner, la pratique du président Macron s’inscrit plus dans une forme de « continuité accélérée » que dans une logique de rupture avec la Ve République. Lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait fait du « renouveau démocratique » un axe essentiel de son programme, un pilier du « nouveau monde » qu’il appelait de ses vœux.
Or, depuis l’élection à la présidence de la République de celui qui se rêve à la fois « Jupiter » et « maître des horloges », on assiste moins à un renouveau de la pratique des institutions de la Ve République qu’à une illustration caricaturale de la logique présidentialiste : concentration et centralisation du pouvoir à l’Élysée, neutralisation de la fonction primo-ministérielle, dévalorisation du Parlement avec un fait et une discipline majoritaires poussés à l’extrême, etc.
Les déséquilibres de notre monarchie républicaine s’en trouvent plus renforcés que jamais, alors que les contre-pouvoirs (syndicats, médias…) semblent comme neutralisés ou du moins inaudibles…La frontière entre politique et administration ou entre l’Élysée et les ministères devient « fiction réelle ». Fait sans précédent sous la Ve République, Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée les directeurs de l’administration centrale, préalablement à leur nomination officielle en conseil des ministres, ce « pour les jauger et leur donner leur feuille de route. »
Au-delà de la sphère des institutions politiques, Emmanuel Macron s’imagine à la tête d’un pays imaginé en « start-up nation » animée à la fois par une verticalité du pouvoir et une culture managériale de l’entreprise. Or, sur ce plan aussi, le président s’inscrit moins dans une logique de rupture que dans une forme de « continuité accélérée ». Le vieil État jacobin, centralisé et interventionniste n’a pas attendu le macronisme pour se transformer : son organisation administrative est décentralisée et son action est influencée depuis la fin des années 1980 par la rationalité de type managériale issue de la doctrine du New public management et des théories du public choice. En cela, le président Macron tend à achever le processus de mutation dans lequel s’était déjà engagé l’État.
La culture du service public est annihilée par une logique comptable et une « culture de la performance ». En cela, le programme « Action publique 2022 » que vient de lancer l’exécutif s’inscrit dans la lignée du discours lancinant sur la « réforme de l’État » et dans la continuité à la fois de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) lancée par Nicolas Sarkozy et de la Modernisation de l’Action Publique (MAP), instituée par François Hollande.
Ici aussi, la stratégie présidentielle consiste à renforcer et à accélérer une dynamique déjà prégnante, celle qui devrait nous amener à vivre dans l’« État en mode start-up » (titre de l’ouvrage des économistes Yann Algan et Thomas Cazenave, préfacé par Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie de François Hollande.) Le pragmatisme et le rationalisme avancés en guise d’arguments d’autorité ne sauraient masquer la dimension idéologique de cette conception de l’État : négation de la distinction de nature entre l’entreprise privée et les institutions publiques ; croyance dans la culture de l’efficience (par rapport aux objectifs/résultats fixés) ; et surtout des usagers-citoyens mus en clients-consommateurs d’une «start-up nation» gouvernée par la technologie numérique…
Il est vrai que la plupart des pays industrialisés ont mis en œuvre, dès les années 90, des restructurations adoptées au nom de la « réforme de l’État » et inspirées par la doctrine du New public management et des théories du public choice elles-mêmes issues des pratiques du secteur privé. L’action étatique ne serait plus légitime en soi : la gestion publique devrait s’apprécier au regard de la « performance » et des résultats de son action. Cette conception de l’efficacité, issue d’une rationalité de type managériale, est devenue le principe axiologique appelé à guider une action publique constitutive d’une « bonne gouvernance » (J. Chevallier). La culture du service public se dissout dans une culture de la performance conforme au modèle de « L’Etat en mode start-up » promu par les économistes Yann Algan et Thomas Cazenave, dont l’ouvrage éponyme a paru en 2016.
Cette mue est loin d’être propre à la France, mais elle revêt une portée particulière dans un pays de « culture stato-nationale » dans lequel la société entretient une relation intime et singulière avec son État. La construction socio-historique de l’État en France a fait de lui un « Sauveur sécularisé », selon l’expression de Pierre Legendre. Sorte d’instance de premier et de dernier recours, l’État est empreint de sacralité, ce qui le pare d’une aura « providentielle ». Le modèle français s’est construit sur l’idée à la fois d’une supériorité et d’une centralité de l’État dans l’ordre social, économique et symbolique. Là se situe le paradoxe macronien : derrière la focalisation et la lumière autour de la personne du chef de l’État, on est entré dans une ère de désétatisation de la puissance…