Foin de discours et de proclamations de foi sans effets réels. Allons droit à l’essentiel pour signifier que derrière chaque réussite managériale, il y a une stratégie et derrière chaque stratégie il y a un stratège. Qui se distingue par sa vision, son mode de gouvernance, sa faculté de prise de risque, son audace, sa capacité d’oser le changement et de se remettre en cause. Qui ose vaincra, fût-ce au milieu du tumulte politique et social. Il en fut toujours ainsi. C’est si évident. Et pourtant, cette évidence n’est pas perçue comme telle par la société, la nôtre en tout cas.
Qui manifeste peu de gratitude et de reconnaissance aux grands hommes et femmes surtout s’ils s’apparentent à la race des bâtisseurs. Chez nous, les héros ne sont pas ceux que l’on croit. Notre nation, à la forme chancelante, est ainsi faite.
Contre toute logique, elle encense les rentiers, les prédateurs, les carnassiers du capital et les spéculateurs tout en multipliant les procès d’intention, en accablant, en chargeant de tous les maux de la société, les chefs d’entreprise qu’elle voue aux gémonies, jette en pâture et livre à la vindicte populaire. Il subsiste comme un profond résidu de lutte des classes largement estompée partout ailleurs.
Entre condescendance, indifférence, mépris et franche hostilité la marge est fort étroite. Les voies de la réconciliation nationale sont encore obstruées par les préjugés sociaux, les partis pris historiques et des malentendus en tout genre.
On est pourtant en droit de penser qu’à mesure que les chefs d’entreprise contribuent au progrès, à l’essor et à la prospérité du pays, qu’ils créent de la valeur ajoutée, montent en gamme et en régime, qu’ils s’ingénient à transcender les risques économiques, technologiques, concurrentiels et participent activement au rayonnement du pays à l’international, ils vont pouvoir rallier à la cause de l’entreprise l’ensemble du corps politique et social.
On est d’autant plus fondé de le croire que plus elles se développent, plus elles montent dans la hiérarchie des valeurs. Les plus grandes et les mieux structurées n’ont pas tardé à mettre en place des mécanismes de partage et des politiques de gouvernance d’entreprise frappées notamment du sceau de leur responsabilité sociale et sociétale.
L’entreprise a beau s’ouvrir sur son environnement, elle reste cette éternelle inconnue. Elle n’arrive pas à déchirer le voile qui donne d’elle une image déformée, décalée par rapport à la réalité. Son chef cristallise autour de son statut la méfiance, la suspicion, voire l’hostilité que l’entreprise suscite chez ses détracteurs. Certes moins que par le passé mais pas assez pour réconcilier définitivement le Tunisien avec ses entreprises. On ne voit pas de forte inflexion dans notre regard et notre attitude à l’égard de nos unités de production et plus encore à l’endroit de leur chef. Pourtant, petits ou grands jeunes promoteurs ou capitaines au long cours, tous ont cette vertu de se soustraire de leur zone de confort sinon ils ne seront pas ce qu’ils sont. Ils sont en permanence en situation d’équilibre instable, dans la réflexion, l’action et le mouvement, à livrer sans relâche un combat de tous les instants à l’issue incertaine. Ils n’ont pas que des concurrents locaux ou étrangers pour seuls adversaires.
Les Tunisiens doivent s’honorer de l’émergence – souvent dans un environnement et des conditions difficiles – de grandes figures de l’industrie, de la finance et de la distribution, de l’agro-business, qui sont la fierté de ce pays. Elles ont réussi l’exploit de grandir, d’entraîner dans leur sillage des pans entiers de la société, de sortir de la pauvreté de larges couches de la population.
Nos fleurons nationaux, tous secteurs confondus, ont transformé l’entreprise pour en faire un lieu de création et de partage équitable de la richesse qui n’y voient encore qu’un champ clos d’affrontements d’un autre âge.
Les arbres, dit-on, ne montent pas au ciel, mais on voudrait voir davantage de groupes nationaux évoluer dans la cour des grands, sur le toit de l’économie mondiale. Il s’en crée peu d’entreprises en Tunisie – vaste sujet de méditation pour l’Etat – et moins encore de firmes de taille internationale qui se distinguent et brillent par leur capacité d’innovation et de recherche-développement, capables de propulser le pays aux premiers rangs des émergents. Small n’est pas toujours beautiful, contrairement aux idées reçues.
Les PME/PMI autant que les TPE sont certes utiles et nécessaires, mais loin de suffire pour enclencher une véritable dynamique de développement efficace et pérenne. Il manquera dans ce cas le principal vecteur de propulsion qu’incarnent nos champions nationaux. Ils ont cette capacité de se projeter dans le temps et dans l’espace au-delà de nos frontières et de diffuser la croissance au sein du tissu des PME/PMI qui pourront aussi évoluer vers des tailles intermédiaires et pourquoi pas au-delà. L’idée qu’il faille entretenir cette fiction d’une Tunisie terre des PME/PMI est très restrictive et même terriblement dangereuse.
Les PME – peu comparables par leur taille et leur capacité technologique aux PME européennes – ne peuvent à elles seules créer autant d’emplois qualifiés, valorisants qu’il faut et mettre fin à l’exode des cerveaux qui menace les fondements de notre économie. Il faut prendre soin de nos grands groupes au patriotisme chevillé au corps ; les accompagner dans leur développement à l’international en les plaçant dans les meilleures conditions de compétition.
La démocratie a ceci de vertueux qu’elle affranchit la sphère économique du champ de la politique. Elle brise ce sentiment de proximité qui nourrit l’animosité des politiques à l’égard des professionnels de l’économie surtout quand ils sont en pleine réussite. Les premiers peuvent alors saluer, honorer, célébrer le triomphe des seconds et leur parcours exemplaire. Ce sont ces modèles de réussite, ces stars qui ont hissé haut et fort l’étendard du management local, ces icônes nationales qui entretiennent l’espoir et nourrissent le rêve tunisien.
Le ministre de l’Industrie et des PME vient de s’inscrire tout à l’honneur du pays dans cette démarche à l’occasion de la récente « Conférence nationale sur l’industrie et les PME : garantie du développement économique ». Il ne pouvait rendre meilleur hommage à ces timoniers, ces capitaines de l’industrie dont on glorifie peu ou pas du tout leur fait d’armes qui donnent tout son sens au génie national. Il était temps que des monuments de l’industrie nationale, pour ne citer que ceux-là, montent de nouveau sur le podium. Juste consécration. Le train de la réhabilitation est lancé. D’autres suivront. Et ils sont nombreux à mériter cet honneur. Aux grands de l’économie, la patrie reconnaissante.
Le pays a besoin de ce choc de confiance si nécessaire pour relancer l’investissement et la croissance. On voudrait simplement que cette reconnaissance n’exclue pas les dirigeants d’entreprises publiques – celles en tout cas qui seront maintenues dans le giron de l’Etat – qui ont tant donné à ce pays. Pour éviter qu’on ait le sentiment que l’Etat n’entend pas leur donner les moyens de leur vocation et leurs ambitions.