«Ne négociez pas avec vos peurs. Mais n’ayez pas peur de négocier».
John Fitzgerald Kennedy
Le chef du gouvernement a déclaré, le 24 avril 2018 à Bruxelles, que l’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi ( ALECA ) entre la Tunisie et l’Union européenne ( UE) «sera signé en 2019». De son côté, le secrétaire d’Etat au commerce extérieur et négociateur en chef a affirmé que le nouveau round, «se tiendra du 28 au 31 mai 2018». Deux remarques s’imposent.
La première concerne cet engagement imprudent de fixer à vingt mois au maximum une marge de temps pour finaliser les négociations et signer un accord de cette portée! Il résonne comme une concession hâtive accordée aux Européens, obtenue sous «l’amicale pression». En échange de quoi? Le chef du gouvernement se contente de l’annoncer sans nous expliquer les motivations qui justifieraient une telle affirmation. En d’autres termes, il oublie qu’il est dans l’obligation de fournir des éclaircissements à l’opinion publique tunisienne. Cette opacité qui caractérise ses agissements est par surcroît contre-productive.
La seconde remarque a trait au nouveau round, quant à l’exigence d’indiquer, avant de reprendre ces pourparlers, les points inscrits à l’ordre du jour, les membres de l’équipe de négociation, y compris les équipes techniques. Leur compétence, en tant que négociateurs est assurément déterminante : plus ils sont expérimentés, formés et préparés par rapport à leurs interlocuteurs, plus ils inspireront du respect et transmettront aux Tunisiens une image rassurante. Les négociateurs tunisiens ne doivent pas être coupés de la société civile, en se confinant dans des conversations cloisonnées, ils risquent de se priver d’un soutien essentiel pour négocier en bonne position. La rencontre préparatoire avec la société civile le 19 avril 2018, pour donner le change, ne suffit pas à rassurer.
La mise en place d’un mandat de négociation défini préalablement et assumé permettra d’être en meilleure position et d’optimiser les potentialités au cours des conversations avec nos partenaires. La transparence sur l’avancement des discussions doit être préconisée aussi pour bénéficier de la confiance des opérateurs dont les secteurs seront touchés par le processus de négociation. Il est primordial donc de communiquer efficacement et d’être adossé à une opinion publique acquise.
Par ailleurs, il est présumé que l’évaluation de l’Accord d’Association de 1995 soit prête, ainsi que l’étude des différents impacts durables de l’ ALECA sur les plans économique, social et environnemental. Ces deux études de référence conditionnent la maîtrise des discussions par les négociateurs tunisiens et permettent d’élaborer des objectifs réalistes et durables, en tenant compte des principaux enjeux identifiés et des solutions appropriées. Cela n’exclut pas les études d’accompagnement sur certains secteurs qui seront couverts par le futur ALECA et dont les résultats doivent être pris en considération, comme celles attendues sur les secteurs des agrumes et du lait.
L’étude «Risques et Opportunités de la libéralisation des Services dans le cadre de l’ ALECA » (Institut Tunisien de la Compétitivité et des Etudes Quantitatives-26 Octobre 2016) est instructive à plusieurs titres. Elle a analysé les risques et les opportunités d’une libéralisation des services dans le cadre du projet d’ ALECA. Elle a aussi étudié la compétitivité externe des services en Tunisie à travers une description de l’évolution des échanges et des parts de marchés de la Tunisie dans les différents secteurs des services et une analyse de la compétitivité en termes de demande adressée. Comme elle a procédé à une évaluation de l’impact macroéconomique et sectoriel d’une libéralisation des services dans le cadre de l’ ALECA par «un modèle d’équilibre général calculable qui permet de déduire les conséquences ex-ante de cet accord sur la valeur ajoutée, l’emploi, échanges internationaux et le pouvoir d’achat».
Une approche additionnelle pourrait être adoptée par les négociateurs tunisiens pour conforter leur démarche globale. Il s’agirait de dépasser le cadre étroit, technique des pourparlers en faisant précisément intervenir d’autres considérations. La mise en évidence d’une dégradation accrue de l’économie tunisienne à cause des effets éventuels de l’application de l’accord, qui aurait des retombées directes sur l’Europe, est à souligner. Surtout que la Tunisie est emprunteur de l’UE, cette dernière a intérêt à aider son débiteur. Sans oublier la menace terroriste qui demeure présente, qui pourrait se répandre sur l’autre rive de la Méditerranée et qui nécessite une solidarité européenne plus affirmée, afin de franchir le cap des premières années de mise en œuvre de l’accord.
Cependant, il est utile de rappeler les deux écueils majeurs qui peuvent rendre ces négociations plus difficiles pour la partie tunisienne, à savoir l’absence d’un modèle de développement jusqu’à ce jour et la situation économique et sociale dans laquelle se débat la Tunisie. Une vision et un plan stratégique en vue d’orienter de manière rationnelle et durable les choix en matière de modèle de développement, articulé autour des dimensions économique, sociale, culturelle et politique fait grand défaut. Il aurait servi de conducteur à l’élaboration des différents documents de planification et à la réalisation d’actions concrètes. Car la vision stratégique se situe en amont du processus de planification à long terme, soit dans 15 à 20 ans ou plus. Cette vision, manquante actuellement, devrait fournir les lignes directrices en fonction desquelles les négociateurs orienteraient leurs efforts, afin que l’accord final soit cohérent, convergent et efficient.
Le projet d’accord de l’ALECA indique qu’il «respecte totalement la souveraineté de la Tunisie sur le choix de son modèle de développement et de ses priorités». C’est une belle annonce, à condition qu’elle trouve son application dans les faits. Malgré toutes les appréhensions objectives émises sur l’ouverture de négociations dans le contexte actuel, il est souhaitable qu’elles se déroulent dans un climat de confiance entre les parties et soient des négociations coopératives «gagnant-gagnant».