Si les élections ne sont pas une condition suffisante à la définition d’une démocratie, elles en sont néanmoins un élément constitutif. Cependant, le souci de tout observateur impartial est à la fois de relativiser l’idée «d’universalité ou d’uniformité» de la démocratie. C’est le cas lorsqu’on porte une réflexion sur les élections dans un pays en transition dite « démocratique » comme la Tunisie.
Cela exige de prendre les précautions qui s’imposent et de convenir de la relativité des critères d’évaluation de systèmes de gouvernement dont la gestation se déroule dans des contrées sans rapport avec celles de la construction des vieilles démocraties. Dans une démocratie balbutiante telle que la nôtre, il convient de repenser les paradigmes des sciences électorales en procédant à une lecture appropriée des comportements électoraux. Il s’agit aussi, comme on le constate chez de nombreux commentateurs, de ne pas tomber dans le sens commun, en comparant sommairement les données et les caractéristiques du scrutin des élections des municipales avec celui des législatives ou des présidentielles de 2014.
Loin des considérations politiciennes réductrices et des batailles d’arrière-garde, les élections municipales 2018 méritent réflexion à travers un rapide survol des éléments marquants qui recèlent d’enseignements majeurs. Elles gagneraient aussi à être approfondies par nos sociologues et politologues afin de tirer les leçons pour les prochaines échéances électorales.
Il s’agit à présent de mettre en lumière les faits marquants de ce scrutin qui pèseront considérablement sur l’évolution d’un processus historique complexe par lequel nous passons. On notera tout d’abord les lacunes et les défaillances multiples de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE). Elles portent principalement sur sa composition, son caractère obligatoirement indépendant, qui s’évanouit et ses carences communicationnelles. Une telle gestion calamiteuse du processus électoral fait le nid de l’aliénation politique, de la méfiance publique, des frustrations et même de la violence. Cet amateurisme suspect n’est plus excusable ni tolérable!
Il est indispensable de se pencher diligemment sur les dysfonctionnements de l’ISIE, ses problèmes organisationnels et structurels, sa gestion des affaires administratives et des ressources humaines, relevés aussi bien par la Cour des comptes que par les organisations de la société civile. Un assainissement sans délai est requis pour identifier les imperfections et les inadaptations et ne pas prendre le risque de mettre en cause irrémédiablement, la capacité de l’ISIE à garantir des élections démocratiques, pluralistes, honnêtes et transparentes en 2019.
L’actualisation du registre des électeurs est également primordial. Il est inadmissible de continuer à ignorer délibérément, avec des arrière-pensées politicardes, les quelque trois millions de personnes qui ne sont pas encore enregistrées sur les listes électorales, pour rejoindre les 5.369,892 électeurs déjà inscrits. Cette incompréhensible omission doit prendre fin, avec un réel effort de communication et de sensibilisation pour convaincre les hésitants et mettre à jour ce « sacré registre » !
Mais, quels que soient les motifs invoqués au sujet de ce taux d’abstention record – 64,4%-, un constat paraît s’imposer selon lequel la contribution des procédures électorales à la régulation des systèmes politiques supposerait, pour devenir efficace, et non pas inopérante ou nuisible, un changement profond, tant social que culturel. Il est vrai que l’acte de vote et la conscience citoyenne requièrent un long apprentissage pour l’acquisition d’une culture civique de participation. Même si l’explication du vote est le plus souvent soumise au scepticisme scientifique, il faut reconnaître que la déception à l’égard de toute la classe politique et un bas niveau d’espoirs de changement de politique ont conduit à ne pas aller voter ou à fortement hésiter avant de le faire. Surtout, que ceux qui prétendent nous gouverner sont, à l’instar des scorpions succombant à leur propre dard, ankylosés par le venin de l’indécision systématique et permanente qu’ils ont eux-mêmes sécrété. Une abstention si véhémente est un acte politique qui ne résout rien et qui ne fait prendre aucun risque, mais qui tue lentement les espérances.
Toutefois, l‘explication de l’abstention n’a rien à gagner à être court-circuitée par des approches trop globalisantes. Il n’y aura pas de passage à la démocratie en Tunisie sans une véritable sociogenèse. Cette transformation des structures, qu’elle soit conçue comme un réajustement avec les démocraties bien établies, ou bien d’une manière plus spécifique à notre personnalité nationale dans son originalité, demeure un dessein commun vital.
Un autre aspect nous interpelle, c’est ce qu’on peut appeler la «dimension toxique» du temps en corrélation avec l’islamisme. L’hypothèque islamiste demeure suspendue sur notre tête. Quoique prétendent les caciques de cette mouvance, l’enjeu pour eux demeure le contrôle de la société tunisienne pour contrôler totalement l’Etat. Les résultats des élections municipales le démontrent lorsqu’on veut bien dépasser les artifices de quelques chiffres pièges. Ceux qui veulent croire que le score d’Ennahdha est un reflux se trompent.
Les chiffres ne doivent pas nous leurrer. Cette confrérie avance régulièrement et sûrement comme un couteau dans du beurre, selon un plan préétabli. L’appétit vient en mangeant et à l’allure où vont les choses, il n’est pas exclu qu’après les élections municipales, elle lorgne vers le palais de Carthage et l’obtention d’une majorité absolue à l’ARP. Le philosophe Paracelse disait «seule la dose fait le poison».
Allons-nous finir par nous habituer au toxine? Une frange du corps social risque avec le temps de s’en accoutumer à dose homéopathique.
Cet état d’abandon ne s’accomplit pas si volontairement, il y a une intériorisation progressive qui s’effectue. Le système immunitaire, incarné par la société civile, s’est révélé efficace et agissant jusqu’à présent pour limiter les dégâts. Mais, la posture d’évitement stérile prônée par le résident du palais de Carthage provoque des préjudices disproportionnés.
La vigilance est encore et toujours de mise. L’hypothèque islamiste doit être levée afin que le champ redevienne libre pour que les réponses politiques à la crise sociale et économique, brouillées depuis 2011 par l’idéologie pseudo-religieuse, puissent être apportées.