Le rideau est tombé sur les élections municipales du 6 mai plus d’une fois reportées au point de ne pas trop y croire. Peu de surprises, beaucoup d’interrogations et d’indéniables enseignements.
On pressentait déjà – à raison d’ailleurs – le recul des grands partis politiques qui forment l’ossature du gouvernement. On n’excluait pas, de ce fait, que les espaces évacués ou laissés vacants serviraient, dans la compétition électorale, de tremplin pour la société civile dans ce qu’elle a de plus abouti : les listes indépendantes qui culminent au sommet. Le désaveu et le discrédit qui frappent les partis politiques toutes obédiences confondues, leurs erreurs d’appréciation aussi, ont ouvert d’immenses boulevards pour ces nouveaux fantassins de la gouvernance locale sans étiquette politique affichée et pleinement assumée.
Les élections municipales n’ont pas dérogé à la règle. Elles ont, en dépit de leur caractéristique locale et de proximité, une résonance politique, nationale. Les partis politiques le savent et ne s’en cachent pas. Ultime mot d’ordre : la victoire sinon gare aux vaincus. Ils redoutent les effets dévastateurs de l’échec qui pourraient leur être fatal.
Les formations politiques qui sont aujourd’hui aux commandes de l’appareil de l’Etat ont été lourdement sanctionnées ; certaines jusqu’à en être proches de l’humiliation. Un électeur sur trois parmi les inscrits, eux-mêmes ne dépassant pas les 2/3 du corps électoral, s’est déplacé aux urnes. Moins d’un Tunisien sur cinq en âge de voter a daigné le faire. Les absents ont peut-être tort mais on serait bien inspiré de voir dans leur attitude l’affirmation d’un geste de protestation et de rejet de l’establishment. L’indifférence, si ce n’est le mépris des abstentionnistes, de loin le premier parti du pays, si elle ne tue pas, blesse profondément. La classe politique commettrait une faute en se murant dans le déni.
Indifférence aujourd’hui, mais les risques d’escalade ne sont pas pour autant exclus pour demain. Car qu’il s’agisse des conseils municipaux, de l’ARP ou du gouvernement lui-même, le faible taux de participation aux élections municipales traduit la méfiance et le refus d’une majorité de Tunisiens dont il ne faut pas se méprendre sur son silence. Cela voudrait dire qu’il n’est pas exclu qu’elle puisse en toute circonstance s’exprimer autrement que par le silence et l’abstention.
Les vainqueurs des élections du 6 mai – il y en a, même s’il s’agit de victoire à la Pyrrhus – et les perdants – et ils sont nombreux – qu’ils soient des listes indépendantes ou de la confrérie des partis politiques doivent y prendre garde. Il y a en effet des silences lourds de menaces ; ils annoncent la tempête. Qu’on se le dise : la légitimité des institutions politiques et des corps intermédiaires faiblit à mesure que se rétrécit la base électorale renforçant du coup les risques de débordement de la rue. Notre économie a beaucoup souffert ces dernières années du déferlement de la contestation sociale et sociétale pour nous exposer davantage à la colère de la rue – désertée par les partis politiques – que rien ne semble pour le moment apaiser.
Ce ne sont pas la persistance du chômage et l’absence de perspectives pour les jeunes et moins jeunes qui vont changer la donne. Et moins encore la montée des inégalités sociales et de la pauvreté, l’aggravation de la fracture régionale, l’effondrement du dinar, l’explosion du coût de la vie avec son funeste cortège de marginalisation, d’exclusion et de frustration. Phénomène aussi nouveau qu’inquiétant : l’effritement, la précarisation et la paupérisation de la classe moyenne ajoutent à nos incertitudes et à la peur de l’inconnu. Qui désormais, à défaut de cette classe aujourd’hui laminée, aura vocation à stimuler la dynamique de transformation économique et sociale et assurer la stabilité politique sans lesquelles le pays se condamnerait à la décrépitude sociale et au déclin économique.
Le gouvernement dit d’Union nationale, le parlement, les conseils municipaux auront beau se prévaloir de la légalité constitutionnelle, ils seront bien en peine de voter les lois qu’il faut ou d’engager les réformes qui ne doivent plus attendre faute de plus larges adhésions populaires. Comme si d’être élu et porté aux responsabilités par une faible fraction de la population confère une légitimité limitée. Il appartient aux partis politiques –dont c’est la vocation – de résorber cette fracture et de préserver le pays des risques de déflagration. Inutile de chercher refuge chez les listes indépendantes ; celles-ci permettent certes à la démocratie de mieux respirer, mais elles ne sauraient ni ne pourraient à elles seules assurer la pérennité de l’édifice démocratique.
Les jeunes, les femmes, le trop-plein des déçus qui ont déserté le champ politique ont envoyé un message clair et un signal fort. Ils manifestent ainsi leur indignation, leur rejet de la classe politique aux promesses sans lendemain et qui ont failli à leur devoir et à leur mission. Ils dénoncent aussi par leur vote-sanction l’impuissance, l’incapacité, le discrédit, l’arrogance du microcosme politique qui obscurcit depuis sept ans l’horizon national. Ne pas en tenir compte revient à prendre le risque de provoquer un tsunami politique lors des prochaines échéances électorales, législatives et présidentielles de 2019. L’avenir de la transition démocratique en dépend.
L’autisme des partis politiques, s’il se confirme, n’est pas du genre à nous rassurer. Il faut que tout change pour que rien ne change. A commencer par l’obligation qu’ils ont de se remettre en cause, de réviser leurs lignes et leur stratégie si tant est qu’ils en ont. Les partis politiques en décomposition, en chute libre où à peine visibles dans les radars des électeurs, en dépit de leurs interminables gesticulations médiatiques, doivent se rendre à l’évidence : revenir aux sources mêmes et aux fondamentaux de l’engagement politique. Les formations politiques dignes de ce nom portent des projets de société, incarnent et défendent des valeurs morales, une éthique et des convictions. Sans quoi, elles ne peuvent rallier à leur cause, rassembler et fédérer celles et ceux qui s’y identifient et s’y reconnaissent.
A l’aune de ces exigences, on comprend que la refondation sera longue, difficile mais pas improbable. D’autant moins impossible qu’elle s’impose comme une impérieuse nécessité pour ancrer définitivement la démocratie, redresser notre économie et sauvegarder notre modèle social. Ultime enseignement des élections municipales au-delà des interrogations qu’elles soulèvent : si les partis politiques sont sanctionnés, quoique à des degrés divers, la démocratie n’est pas mise ne cause, elle en sort même victorieuse. Ce qui n’est pas peu. Plus qu’un détail dans la grisaille politique du moment, ces élections ont fait apparaître certaines éclaircies, quelques rayons de soleil. On peut trouver matière pour dessiner, fût-ce en pointillé, de nouvelles pistes d’action politique. Ne perdons pas espoir.