Lorsqu’il était question de remercier l’ancien gouverneur de la Banque centrale en ce début d’année 2018, tous les griefs ont été déversés et une véritable campagne a été orchestrée. Que n’a-t-on pas dit : on a resservi les péripéties de sa gouvernance à la BADEA entre 1975 et 1987, s’être fait décoré par Ben Ali et nommé membre de la Chambre des conseillers, désigné en juillet 2012 par le président provisoire et le chef du gouvernement de la Troïka… Ce n’est pas que la personnalité en question soit un modèle de perfection, mais une question s’impose : pourquoi s’en est-on accommodé durant quatre années?
Il était plus approprié d’axer la démarche sur l’examen de son bilan à la tête de la Banque centrale. Sur ce chapitre, il y a suffisamment de sujets qui méritent un véritable travail d’élucidation. Malgré son annonce de diligenter des enquêtes sur les associations qui ont reçu des fonds de l’étranger, rien de concluant n’a encore filtré, les opérations de fuite de devises, les affaires Panama Papers et Swiss Leaks… la chute vertigineuse du dinar, le «blacklisting» de la Tunisie parmi «les pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme»… Juste après la nomination du nouveau gouverneur, tous ces serpents de mer se sont dissipés comme par enchantement!
Plus de trois mois après la prise de fonction du nouveau gouverneur de la Banque centrale, on attend toujours des révélations étayées sur ces dossiers sensibles et combien préoccupants pour les Tunisiens. Il est intéressant de disserter sur la technologie blockchain qui pourrait «ouvrir les portes aux entrepreneurs, en proposant d’innombrables opportunités bâties sur un protocole fiable, sécurisé et transparent», encore faut-il commencer par sortir tous ces cadavres des placards pour gagner en crédibilité et ne pas considérer cette nomination comme une simple redistribution des fauteuils au sein de l’oligarchie «consensuelle».
La Banque centrale oppose son refus au contrôle de le HAICA
La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), avait envoyé des correspondances à la BCT au sujet des financements des médias, pour requérir des informations sur des virements reçus, qui seraient des opérations de blanchiment d’argent. Mais, l’autorité financière se dit tenue par le secret bancaire! Autrement dit, les flux financiers douteux qui alimentent les comptes de certains partis politiques, associations et média peuvent continuer de plus belle en toute impunité. Pourtant, la loi organique (du 24 mars 2016, article 2) relative au droit d’accès à l’information l’oblige à «garantir le droit de toute personne physique ou morale à l’accès à l’information afin de permettre: l’obtention de l’information, le renforcement des principes de transparence et de reddition des comptes et surtout en ce qui concerne la gestion des services publics…». Les lois de notre pays sont de plus en plus nombreuses, si au moins elles étaient appliquées, nous n’en serions pas arrivés à la situation désastreuse qui est la nôtre aujourd’hui.
L’autonomie institutionnelle renforcée par la loi n° 2016-35 du 25 avril 2016, ne doit pas soustraire la BCT de la nécessaire transparence. Entre autres mystères, l’opinion publique n’a toujours pas de précisions concernant ce contrat signé par Ennahdha avec l’agence de communication américaine Burson-Marsteller basée à Washington et la rémunération de cette agence de communication (par un virement international via la BCT ou par un virement passé par un compte bancaire de l’étranger ?). Ne faudrait-il pas rendre des comptes et ne pas continuer à jouer le rôle d’écran?
Une quarantaine de pays africains ont la possibilité de lier leur compte local à un compte PayPal, alors qu’en Tunisie on continue à tergiverser. Le blocage du service Paypal en Tunisie dénoncé par les startuppers, le 10 mai 2018 au Flat6Labs Tunis, n’a reçu comme réponse du gouverneur de la BCT que la formation d’une «commission qui aura pour mission d’élaborer un document qui recensera les problématiques rencontrées». Les commissions, on en a une multitude. Si on listait ces commissions et groupes de réflexions fantômes et stériles, on ne s’en sortirait jamais. Car comme disait Clemenceau, «quand vous voulez enterrer un problème, vous créez une commission».
Le gouverneur de la Banque centrale doit énoncer sa politique monétaire
Compétence reconnue à l’échelle nationale comme à l’international, économiste principal au sein du Groupe de la Banque mondiale depuis janvier 2008… Soit. Le gouverneur de la Banque centrale est appelé à expliquer clairement et sans détours ce qu’il a déjà pris et ce qu’il compte prendre comme mesures énergiques pour renforcer le système de contrôle des flux financiers et pour traquer l’argent sale. Il est sollicité pour exprimer la nature de l’intervention de la Banque centrale afin d’agir sur le taux d’inflation, qui a atteint le chiffre record (7,7% annonce l’Institut national de la statistique, sur son site officiel). La valeur du dinar tunisien continue à se détériorer (le dollar américain s’est négocié à 2.5210 DT et l’euro s’est stabilisé à 3,0301 DT le 22/05/2018). En résumé, énoncer sa politique monétaire pour stabiliser les prix et ramener le taux d’inflation à un niveau acceptable.
Qu’a-t-il fait en collaboration avec le gouvernement pour que les politiques macroéconomiques s’améliorent, en réduisant le déficit budgétaire, en maîtrisant le déficit de la balance de paiement et en protégeant ainsi les réserves en devises? Comment agit-il pour sortir de ce cercle vicieux où la dépréciation accélérée du dinar génère une inflation accélérée qui alimente de nouveau la dépréciation… Il a été nommé pour changer la donne, certes dans une situation très difficile. Il serait inadmissible d’occuper un tel poste, dans un pays qui affronte une telle crise avec un programme minimum de gestion routinière standardisée. Il est souhaitable qu’il parvienne à des décisions utiles, pragmatiques et imaginatives face à toutes les questions épineuses que nous subissons.
La Tunisie traverse une période d’apathie politique qui réveille une crise de légitimité sans précédent. Un magma d’informations sur des milliers de dysfonctionnements remonte en surface, comme pour submerger les Tunisiens sous une masse d’épreuves et d’appréhensions, puis s’agglutine en un impressionnant mur de nuages qui se développe au- dessus de nos têtes. Simultanément, ceux qui tiennent les commandes cherchent par tous les moyens à provoquer une amnésie collective sur des pratiques cachées au grand public et qui gangrènent toute tentative d’avancer.
Le pouvoir politique, qui est impuissant à prouver que l’impunité n’a pas de droit de cité en son sein, se dirige vers une sorte d’autodestruction. En perpétuant l’impunité, l’Etat prive la société de tous moyens de renforcer l’Etat de droit, c’est à dire les institutions. Un gouvernement qui abdique ainsi face à l’impunité lègue à ses citoyens un avenir de corruption et de profonde immoralité, vidant de tout son sens les notions même de démocratie et de paix sociale.
Les pirouettes médiatiques des dirigeants de départements ministériels ou d’institutions publiques qui martèlent le slogan de la guerre contre la corruption et l’impunité ne trompent plus personne. Derrière leurs mots, aucune action efficace n’est réellement entreprise. Car un certain nombre d’entre eux est loin d’être intègre et animé de l’action dans l’intérêt général. Il est grand temps de lutter contre l’impunité par la revitalisation de l’action collective de la société civile qui semble quelque peu somnoler ces derniers temps.