«Une fois la décision prise, il faut fermer l’oreille aux meilleures objections, c’est là le signe d’un caractère ferme », Friedrich Nietzsche.
Pour la première fois un chef de gouvernement tranche dans le vif: «Hafedh Caïd Essebsi et son entourage ont tout détruit, allant du bloc parlementaire aux élections en Allemagne et aux élections municipales […] Je parle de Nidaa Tounes parce qu’il est le parti capable de créer l’équilibre sur la scène nationale. Mais le parti n’est plus ce qu’il était aujourd’hui.»
Finalement, il reconnaît ce que toute la Tunisie sait déjà. Ne parlons pas d’une catégorie de nos concitoyens, les plus passéistes, qui donnent le tempo jusqu’à présent. De nombreux observateurs avertis constatent et réprouvent cet étiolement du paysage politique depuis des mois. Un bon début, sauf que cet acte responsable ne doit pas se figer au niveau du constat. Le chef du Gouvernement cherche aussi à se rassurer et à rassurer devant l’inconnu. Mais plus il tarde à aller de l’avant, plus il favorise des arbitrages tacites qui vident sa résolution de sa vigueur et moins sa décision aura d’impact sur la suite des événements. Trancher dans le vif, c’est un pas décisif, encore faut-il trancher le nœud gordien d’un coup sec qui aura plus d’élégance que de passer des heures à essayer de le défaire. A chaque décision, le dirigeant se heurtera à de la résistance et à d’excellents arguments pour ne rien bouger. Dans ce cas, il lui est recommandé de prendre pour devise ce que disait Paul Valéry: «Que de choses il faut ignorer pour agir.»
Il s’est engagé à déclencher une guerre contre la corruption. Qu’il le démontre par des opérations d’assainissement draconiennes et fulgurantes, l’action du gouvernement gagnerait en crédibilité. Surtout que le cadre institutionnel s’est avéré inopérant, tout est effectué en dehors des «clous» et de la norme établie, des piétons aux politiques! C’est la déconvenue qui est programmée depuis les résultats des élections de 2011. Le défaut originel commis par une Constituante squattérisée, outrepassant le délai fixé préalablement d’une année. Depuis, aucune partie n’accomplit le rôle qui lui est assigné et chacune outrepasse ses attributions. Le système démocratique accommodé est utilisé pour faire avorter une démocratie naissante. L’incertitude et l’illégitimité se côtoient et s’éternisent.
C’est ce qui s’illustre à travers l’échec de l’Accord de Carthage II. Ces documents se succèdent et se ressemblent comme des papiers-mouchoirs: les participants s’essuient et les jettent! Quand un stratagème est usé, l’illusionniste de l’heure en tire un autre de la boîte à malice. Jusqu’à quand cela va-t-il durer?
Ce dernier échec pourrait être vécu comme une leçon d’humilité, ou un moyen de mesurer les limites de ses talents d’habile manœuvrier. Un proverbe dit: «L’erreur est humaine, la reproduire est diabolique.» L’heure des bilans est donc arrivée. Le président de la République, qui est depuis bientôt quatre ans aux commandes, a pris des initiatives, au premier abord louables, pour animer la scène politique parallèlement au cadre constitutionnel, avec des pratiques des sixties revisitées. Sauf le respect dû à la fonction présidentielle, il a réussi à échouer et l’issue actuelle le démontre sur plusieurs points.
Le chef de l’État n’a cessé de créer des mécontentements et la grogne dans toutes les couches de la société, en commençant par celles et ceux qui avaient voté pour lui, mystifiés par ses promesses de campagne. Ces électeurs pourraient déposer une plainte contre X pour abus de confiance. Il a inauguré son mandat en formant une alliance contre nature, tant elle heurte le bon sens, avec un mouvement islamiste rejeté par ses propres électeurs à cause de son projet de société alternatif obscurantiste, destiné à ronger le liant social d’un pays que ses citoyens veulent apaisé et avant-gardiste.
L’argument des résultats des élections législatives de 2014 ne tient pas la route. Une autre alternative était possible pour constituer une majorité parlementaire sans les élus d’Ennahdha. Mais, le pacte scellé lors de la rencontre de Paris en août 2013 oblige, il concède la suppression de la limite d’âge des présidentiables par la commission des consensus au sein de l’ANC (abandon de la limite d’âge à 75 ans)! A partir d’un consensus bancal, toutes les turpitudes deviennent concevables. Une instabilité gouvernementale ininterrompue (cinq gouvernements depuis janvier 2014, des membres du gouvernement par centaines…), un noyautage méthodique de l’administration et des entreprises nationales par les partisans d’Ennahdha, véritable rouleau compresseur qui avance inexorablement…
Comme si cette concession fatale ne suffisait pas, il scie la branche sur laquelle il s’est confortablement posé, le propulseur électoral Nidaa, qui lui avait permis d’être élu, est décapité inlassablement pour succomber progressivement vers le clanisme, le clientélisme et le népotisme. Alors qu’un boulevard vers le relèvement de l’État se présentait devant lui, comme il le prétendait, ses mauvais choix l’amèneront à remettre en selle d’anciens politiciens du régime déchu, qui sont revenus soit au gouvernement soit dans les nombreux postes de ministres-conseillers ou dans les sinécures créées à cet effet, un remake de la mauvaise gouvernance. La corruption et l’impunité redeviennent un puissant moteur de la crise politique, financière et de la déliquescence de l’État. Pour un premier président élu démocratiquement c’est un fiasco. La famille agnatique prime sur la famille politique, cela fonctionne entre soi avec une méfiance de l’autre, celui qui vient d’horizons divers, refusant de se regarder dans le miroir de cette société tunisienne qui les abrite et les perçoit désormais comme la réplique des Ben Ali-Trabelsi. On a l’impression de vivre « La Machine à remonter le temps, de Gorges Orwell! Qu’est-ce qu’on serait heureux si nos dirigeants maîtrisaient la concordance des temps et leur cohérence avec les actes, nous ne pourrions que mieux nous porter. Sans omettre de souligner la capacité de nuisance des islamistes…
Toute cette cacophonie politicienne ne rehausse pas la politique en Tunisie, avec un État sur la corde raide et une économie qui entre dans une dangereuse zone de turbulences. Tout doit être revu et corrigé. Le sursaut salutaire du chef du Gouvernement apporte un brin d’espoir pour croire qu’il est encore possible de tirer du positif dans une situation aussi insoutenable, alors que des élections législatives et présidentielle se profilent à l’horizon. A moins d’un ultime coup de théâtre, serait-il l’homme de la situation?