Connue pour son franc parler, la cinéaste et productrice tunisienne Dorra Bouchoucha a été élue membre de l’Académie des Oscars. Elle est la seule Tunisienne à figurer dans le dernier classement des 100 personnalités les plus influentes d’Afrique pour 2017, selon le magazine londonien NewAfrican. Aujourd’hui, en qualité de membre de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité Colibe, elle dresse un état des lieux, où la culture s’accorde avec les libertés individuelles. Interview exclusive:
Comment les cinéastes peuvent-ils promouvoir la culture des libertés individuelles dans notre société à travers le cinéma ?
Dorra Bouchoucha : La promotion de la culture des libertés individuelles passe par la connaissance des réalités. Beaucoup de gens ignorent les lois, les règlements et l’état des lieux de notre société. Cette ignorance, associée à une interprétation erronée des textes religieux amène à l’incompréhension, aux jugements hâtifs qui font le lit des préjugés et de l’obscurantisme.
Le cinéma peut mettre en lumière des situations iniques et faire par-là œuvre de pédagogie, en fouillant dans la réalité. Notre public est curieux de découvrir et de comprendre. Je citeraisl’exemple du film « Jaida » de la cinéaste Selma Baccar qui évoque le sort de femmes enfermées dans des maisons de « redressement », maisons qui ont été fermées après l’indépendance. Ce film a connu une affluence publique notable et donné à réfléchir sur le sort des femmes dans le monde arabo-musulman. De même, le film « Hédi » de Mohamed Ben Attia a suscité, lors de sa sortie en 2016, de nombreux débats sur le rôle de la famille tunisienne dans la vie privée. Je n’oublie pas non plus « A peine j’ouvre les yeux » de Leyla Bouzid qui traite de la jeunesse, de ses envies de liberté et met en évidence la vision étroite de notre société sur les adolescents, filles et garçons.
En 2011, la cinéaste Nadia El Fani a abordé dans son documentaire « Laïcité Inchallah » le thème de l’Islam et de la liberté de conscience, malheureusement le film a provoqué la colère de fondamentalistes qui ont attaqué la salle dans laquelle il était projeté, du coup le public a été privé d’une discussion pourtant enrichissante sur ce sujet brûlant. Raja Amari traite également dans ses films « Les Secrets » diffusé en 2010 et « Corps Etranger » sorti en 2017, de l’enfermement, des silences, de l’intrusion de la religion et de la radicalité dans certaines vies. En nous poussant à ouvrir les yeux sur ces réalités, le cinéma ne peut que faire du bien aux libertés.
Quels sont les thèmes qui vous touchent le plus en tant que femme tunisienne cinéaste?
En tant que femme tunisienne cinéaste, je suis sensible bien sûr aux thèmes sociétaux, aux problèmes de la pauvreté, de l’exil forcé, du fossé qui se creuse entre Orient et Occident, à l’influence des religieux sur la frange de la population la plus fragile.
Je crois aussi que nous devons parler de sentiments, d’empathie et d’amour pour rendre nos vies plus harmonieuses et édifier une société de partage et de fraternité.
Qu’est-ce qui vous a incité à faire partie de la Commission des libertés individuelles?
Il n’y a pas de liberté sans culture. La Commission pour les libertés et l’égalité est composée essentiellement d’éminents juristes, j’espère apporter une approche différente, mais aussi efficace.
Le cinéma parle des problèmes du monde, les images décrivent l’état des nations, témoignent des inégalités et des difficultés. Elles traduisent les aspirations à l’émancipation, à une vie meilleure. Mon expérience de productrice et de formatrice m’a donné un regard autre sur la jeunesse et sur les hommes et les femmes, à travers les scénarios, les films, les échanges, les aspirations à la liberté et l’égalité qui sont si vives en Tunisie et un peu partout sur notre continent.
C’est donc une gageure que de lutter pour ces objectifs, l’espoir est là. Il faut, par la culture, justement, combattre les préjugés, dépasser les idées reçues, éveiller les esprits afin que nos propositions soient admises par le plus grand nombre pour le bien de tous.
Mon combat tend à l’instauration d’une société à la fois juste et équitable, enracinée dans son histoire tout en étant ouverte aux réformes, une société qui accepte la diversité, qui fait siennes les valeurs de travail, du savoir et de la justice.