Il s’est muré longtemps dans le silence, mais il a fini par parler. Nul n’attendait du Président de la République de sortir le pays de l’ornière par un discours ou à travers une interview. La crise multiforme et aiguë à l’approfondissement de laquelle il a eu sa contribution ne se résout certainement pas par la rhétorique et les joutes oratoires, mais par l’action, la concrétisation des décisions, l’application de la loi et l’imposition de l’autorité de l’Etat.
Cela dit, on attendait de lui qu’il se prononce sur certains sujets brûlants et qu’il tranche en dévoilant sa pensée profonde sur nombre de questions dont la controverse continue d’empoisonner la vie des Tunisiens. S’il a répondu clairement à certaines questions, sur d’autres le président a fait le choix de laisser planer le flou ou de noyer carrément le poisson.
La réponse la plus claire à laquelle on a eu droit est celle qui concerne sa relation avec le chef du gouvernement Youssef Chahed. Là, le président a été net et le message essentiel qu’il a volontairement et sciemment adressé au peuple et à la classe politique est qu’entre lui et le chef du gouvernement, rien ne va plus.
Cette rupture se lit d’abord dans la volonté présidentielle de lui faire assumer la responsabilité des développements tragiques survenus à la suite de l’éviction de M. Lotfi Brahem de son poste de ministre de l’Intérieur. « Je lui ai dit de patienter un peu et d’inclure ce changement à la tête du Ministère de l’Intérieur dans le cadre du prochain remaniement, mais il m’a dit non, je veux le démettre tout de suite. Je lui ai dit fais-le, mais assume tes responsabilités. » Voilà en substance, selon Caïd Essebsi, le résumé de l’entretien qu’a eu le chef du gouvernement au Palais de Carthage avant qu’il ne démette de ses fonctions M. Lotfi Brahem.
Mais le président enfonce encore le clou en n’excluant pas un lien entre le dernier attentat terroriste d’Ain Soltane et les changements décidés à la tête des deux importantes directions au ministère de l’Intérieur : les renseignements et la lutte antiterroriste.
La rupture entre le président et le chef du gouvernement se lit ensuite dans l’évaluation de la situation dans le pays « qui ne peut plus continuer sur sa lancée »; et surtout dans les conséquences que le président tire : « Le chef du gouvernement, n’ayant plus le soutien dont il bénéficiait au départ, doit soit démissionner, soit aller devant le parlement pour demander le renouvellement de la confiance. »
La rupture se lit enfin quand le président se démarque clairement de la prévision trop optimiste du chef du gouvernement selon laquelle « 2018 est la dernière année difficile que le peuple aura à endurer ». Non seulement il ne partage pas l’optimisme de Youssef Chahed, mais il le met implicitement en garde contre « la course à la présidentielle pour 2019 ».
Pour le président Caïd Essebsi, « si l’on pose sa candidature, c’est pour appliquer un programme et réussir. Or, si l’on n’a pas réussi le programme dont on a déjà la charge, la candidature n’aura aucun sens. » La réflexion est tout à fait logique et pertinente, sauf que ce qui vaut pour le chef du gouvernement, vaut également pour le Président de la République.
Il a mis en garde le chef du gouvernement contre une éventuelle candidature en 2019, mais il a laissé la porte ouverte pour lui : « La Constitution me permet de me représenter, mais je n’apaiserai la curiosité de personne et je ne dirai pas si je me présenterai ou non à la prochaine élection. C’est seulement au moment du dépôt des candidatures que les Tunisiens sauront si je me représente ou pas… »
S’il est libre de dévoiler ou non son intention à ce sujet, le président s’est mis dans la même situation que ceux qui courent vers les candidatures sans qu’ils aient concrétisé leurs précédentes promesses ni réussi le programme dont ils ont la charge.
Concernant le problème lancinant de Nidaa Tounes, ceux qui attendaient que le président siffle la fin de l’anarchie et remette enfin de l’ordre dans son parti, en sont pour leurs frais. Le fondateur de Nidaa Tounes refuse clairement de voir la réalité en face et préfère la fuite en avant. En s’en prenant sans les nommer à ceux qui « s’acharnent à détruire le parti », le président fait fausse route.
Nidaa Tounes n’est pas victime d’une opération de destruction de l’extérieur, mais d’une autodestruction. Et le principal responsable du désastre de ce parti est le fils, Hafedh Caïd Essebsi, que le père continue visiblement de soutenir avec une obstination incompréhensible. S’il est légitime et humain qu’un père soutienne son fils, ce soutien devient une absurdité quand le fils, par son incompétence et son inaptitude, s’emploie avec de plus en plus d’acharnement à détruire l’œuvre du père et que celui-ci, avec de plus en plus d’obstination, continue à lui donner raison.