« Israël pourrait devenir un Etat appliquant l’apartheid, à l’image de l’Afrique du Sud jusqu’au début des années 1990 ». Nous y sommes. Le spectre qu’évoquait l’ancien Secrétaire d’Etat américain John Kerry (sous la présidence Obama) – lors d’une conférence privée de la Trilateral Commission à Washington – est un plus ancré dans la réalité juridique d’un pays qui se targue d’être le seul Etat démocratique de la région.
En effet, le 19 juillet dernier, les députés de la Knesset ont érigé en Loi fondamentale un texte qui définit Israël comme le « foyer national du peuple juif ». Non seulement le texte reconnaît aux seuls juifs le droit à l’autodétermination dans l’Etat d’Israël, « foyer national du peuple juif » et les symboles nationaux sont rattachés à la seule identité juive (l’hymne (Hatikvah), l’emblème d’Etat représenté par la menorah à sept branches avec les branches d’olivier, ou encore le calendrier hébraïque, la langue arabe n’a plus le statut de langue d’Etat), mais la loi définit Jérusalem comme « capitale complète et unie » d’Israël (après l’annexion de la partie arabe de la ville, en 1967, la Knesset avait déjà déclaré – en décembre 1980 – Jérusalem « réunifiée» comme « capitale éternelle et indivisible » de l’État d’Israël).
Or, dans les différents plans et accords de paix étudiés par les représentants israéliens et palestiniens depuis les accords d’Oslo (1993), c’est le principe d’une capitale pour deux Etats qui était consacré. Ensuite, la colonisation est promue par la Loi fondamentale (alors même qu’elle est condamnée par la loi internationale), puisqu’elle affirme que l’Etat «agira pour encourager et promouvoir leur établissement et leur consolidation ».
Enfin, ce texte vient consacrer une politique de discrimination – sur la base de leur origine ethnique – à l’endroit d’Arabes israéliens (musulmans et chrétiens) réduits à un statut de citoyens de seconde zone, simplement parce qu’ils ne sont pas juifs… La diplomatie tunisienne ne s’y est pas trompée, puisque, dans un communiqué du ministère des Affaires étrangères, elle affirme « la gravité de cette disposition illégale sur les efforts de relance du processus de paix », pointant son caractère « discriminatoire » et « ségrégationniste ».
Une déclaration qui ne saurait masquer les divisions arabes et l’absence d’unité sur un dossier qui devait les unir suivant la doctrine panarabiste. Même les professions de foi pro-palestiniennes ne sont plus à l’ordre du jour à Riadh et dans la plupart des monarchies sunnites du Golfe. Au contraire, leur agenda diplomatique inclut désormais un rapprochement avec Israël au nom d’un ennemi stratégique et symbolique devenu obsessionnel : l’Iran …
Du point de vue interne, la société israélienne est plongée « dans une logique perverse du découragement », selon l’écrivain israélien David Grossman. La société israélienne s’enlise dans un puissant sentiment d’indifférence au sort de l’Autre, ce Palestinien si proche, si loin. La mort de jeunes manifestants palestiniens sous les balles de l’armée israélienne rythme le quotidien de la région et devient chose banale. C’est ainsi dans une politique du pire que s’est engagé le sionisme étatique de ce début de XXIe siècle, qui lui-même s’inscrit dans une histoire qui explique cette dérive.
La démocratie israélienne connaît une dérive ethno-religieuse, qui pèse de plus en plus sur l’ordre civil, social et politique, comme l’attestent les discriminations et la « mise en subordination » (I. S. Lustick, 1980) à l’encontre de la minorité arabe israélienne au sein d’un État qui se définit officiellement comme « État juif en Terre d’Israël ».
L’ethnicité – entendue ici comme la reconnaissance d’identités collectives fondées sur une parenté commune (réelle ou imaginaire), une mémoire historique partagée et des référents culturels similaires – fait l’objet d’une véritable institutionnalisation de la part de l’État qui est obligé de recourir à une catégorisation ethnique afin d’opérer la distinction entre juifs et non-juifs (A. Dieckhoff, 1999).
Ce processus d’identification s’effectue par le biais de la catégorie « leom » (nationalité, au sens d’affiliation ethnique) qui apparaît sur les registres d’état-civil et les cartes d’identité. Dans le domaine foncier, les Arabes d’Israël ont été soumis dès 1948 à une série de lois qui ont entraîné un transfert massif de la propriété (D. Kretzmer, 1990, pp. 49-76). L’État les a d’abord considérés non comme des citoyens israéliens dont il fallait avant tout respecter les droits, mais comme des Arabes palestiniens, membres d’un groupe ethno-national qu’il convenait de transformer en minorité dominée.
L’octroi de la citoyenneté aux Arabes restés sur le territoire israélien n’est d’ailleurs pas allé sans mal (A. Dieckhoff, 1999). La loi de 1952 qui fixe les conditions d’octroi de la citoyenneté israélienne établit une distinction majeure entre l’acquisition de la citoyenneté par les juifs et par les non-juifs, essentiellement les Arabes (Klein, 1977). Les premiers bénéficient d’un droit automatique à la citoyenneté qui résulte directement de la Loi du retour (1950) qui reconnaît à tout juif le droit d’immigrer en Israël.
A l’inverse, pour les Arabes, le droit d’obtention de la citoyenneté israélienne est soumis à condition : celle de leur résidence sur le territoire israélien. Cette différenciation de régime juridique pour l’attribution de la citoyenneté laisse d’emblée entrevoir, derrière la citoyenneté de nature universaliste, une logique d’ordre ethnonationale (A. Dieckhoff, 1999).
Le fonctionnement des « institutions nationales » indique bien le mécanisme d’une discrimination insidieuse. Rarement explicite, la discrimination structurelle dont sont victimes les Arabes est la plupart du temps indirecte et voilée (Kretzmer, 1990). L’existence d’une citoyenneté partagée ne constitue pas une garantie quant au traitement égalitaire des citoyens.
En cela, la « citoyenneté à l’israélienne » rompt clairement avec le principe majeur de la citoyenneté démocratique qui consiste à octroyer aux citoyens « un statut juridique conférant des droits et des obligations vis-à-vis de la collectivité politique » (J. Leca, 1983) sans tenir compte de leur appartenance particulière.
En l’occurrence, la logique ethnique permet d’attribuer, en certaines matières, des droits/privilèges particuliers en faveur du groupe majoritaire ethno-national juif, et d’éviter ainsi d’appliquer le principe d’égalité ou de non-discrimination à la base de l’idée même de citoyenneté. Israël apparaît ainsi comme une démocratie d’un genre particulier : une « démocratie ethnique » (S. Smooha, 1990). Cette qualification renvoie à la nature équivoque de l’État d’Israël où la souveraineté procède de l’ensemble des citoyens (juifs et Arabes) mais où l’État appartient, non à une communauté nationale israélienne – qui regrouperait tous les citoyens israéliens -, mais à la seule nation juive (A. Dieckhoff, 1999).
Les avocats inconditionnels de l’Etat israélien se plaisent à souligner qu’il représente l’« unique démocratie de la région », argument d’autorité ignorant toute contradiction ontologique entre les valeurs de l’Etat de droit démocratique et le recours illégal et illégitime à la force, à l’occupation, à la colonisation et à des pratiques discriminatoires relevant de la logique de l’apartheid. A cela s’ajoute l’absence de perspectives politiques : l’impasse qu’incarne le Hamas n’a d’égal que l’incapacité du gouvernement israélien à mener des négociations de paix ouvrant la voie à la création d’un Etat palestinien viable.