Depuis qu’elle a été révélée par le journal Le Monde, le 18 juillet dernier, l’affaire Benalla affecte à la fois la majorité au pouvoir et le sommet de l’État. Les faits consistent pour l’essentiel dans le comportement d’un proche collaborateur du président de la République, responsable de sa sécurité, Alexandre Benalla, qui a eu recours à une violence illégitime lors d’une manifestation pour le 1er mai à Paris. Des faits connus de membres du gouvernement et de l’Elysée, mais qui n’ont pas abouti à l’exclusion de M. Benalla de l’Elysée. Une affaire qui symbolise les maux des démocraties contemporaines et qui n’est pas sans résonance sur les enjeux de la transition démocratique tunisienne…
Emmanuel Macron avait fait de la moralisation de la vie politique l’un des axes de sa campagne présidentielle. Or le comportement des différents protagonistes de cette affaire est loin de répondre à un quelconque label d’exemplarité. Les faits constitutifs de ce scandale sont en partie liés à des pratiques qui s’inscrivent en dehors de la légalité et de l’éthique inhérentes à tout Etat de droit démocratique : abus de pouvoir d’un collaborateur élyséen usurpant les insignes des forces de l’ordre (et même dans le cas d’un agent habilité/assermenté, il convient de ne pas normaliser les brutalités policières…), mensonges diffusés notamment par le porte-parole de l’Elysée, privilèges exorbitants et traitement de faveur constitutifs d’une rupture de l’égalité devant la loi, protection et impunité (au nom d’une logique cynique légitimant le fameux adage : « Pas vu, pas pris ! » ) au nom d’une forme de « solidarité clanique»…
Cette affaire montre les dérives auxquelles peut donner lieu la nature hyperprésidentialiste d’un régime. En principe, en démocratie, l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs sont encadrés par des règles constitutionnelles structurées autour du principe de séparation des pouvoirs. Placée au centre du constitutionnalisme libéral, la séparation des pouvoirs est conçue comme un instrument de limitation du pouvoir et de lutte contre l’absolutisme : « [p]our qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir »[1]. Ce principe peut se résumer à deux règles dont la combinaison doit garantir la liberté : d’une part, il ne faut pas donner tous les pouvoirs à une seule personne, parce qu’elle serait portée à en abuser ; d’autre part, le pouvoir doit être distribué. Ce principe de séparation des pouvoirs est consacré par la Déclaration de 1789 (et revêt par conséquent une valeur constitutionnelle), mais la pratique institutionnelle de la Ve République correspond à un véritable régime de confusion des pouvoirs en faveur d’un seul : le président de la République.
Le « nouveau monde » promis par le nouveau président Macron est-il de nature à remettre en cause cette réalité ? Lors de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait fait du « renouveau démocratique » un axe essentiel de son programme, un pilier du « nouveau monde » politique qu’il appelait de ses vœux. Or, depuis l’élection à la présidence de la République de celui qui se rêve à la fois « Jupiter » et « maître des horloges », on assiste moins à un renouveau de la pratique des institutions de la Ve République qu’à une illustration caricaturale de la logique présidentialiste avec une concentration et centralisation du pouvoir à l’Élysée. On assiste ainsi à une Ve République qui se caricature elle-même, à travers l’accentuation de ses défauts les plus saillants…
Et pourtant, cette année correspond à la célébration du 60e anniversaire de la Ve République (1958-2018), une longévité exceptionnelle dans l’histoire politique française. Taillée à la mesure du général De Gaulle, la Constitution de 1958 lui a survécu. Une longévité qui témoigne de la capacité d’adaptation de la Loi fondamentale, de ses organes constitutionnels et de ses acteurs politiques. En sus de sa permanence, la Constitution de 1958 a donné à la France un régime politique et institutionnel stable, structuré et relativement solide, qui a su surmonter toutes les difficultés auxquelles il a été confronté, dont la décolonisation algérienne (1958-1962), la démission du « Père-fondateur » ou « figure tutélaire » (1969), le décès d’un président de la République en exercice (1974), l’alternance politique (1981), des périodes de « cohabitation » officielles (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002) ou officieuses (1974-1976, 1988-1991), les attaques terroristes de grande ampleur…
De tels événements politiques auraient pu emporter nombre des régimes qui ont jalonné l’histoire française. La stabilité du régime actuel se conjugue ici à la souplesse ou la plasticité d’une Constitution enrichie depuis 1958 d’une Charte de l’environnement, de dispositions constitutives d’une « Constitution locale » et d’une « Constitution européenne ». La succession des révisions constitutionnelles, des événements et des hommes n’est pas venue à bout de la Ve République…
([1] MONTESQUIEU, De l’Esprit des lois, Livre XI, Chapitre IV, Continuation du même sujet, Tome 1, Folio Essais, 1995, p. 326. L’idée part de l’axiome suivant lequel : « [t]out homme qui a du pouvoir est porté à en abuser »)