Drôle d’époque et drôle de pays. A croire que si l’on veut à tout prix échouer, on n’agirait pas autrement. Au final, le paysage politique fait penser à un amas de ruines sur d’immenses étendues marécageuses. L’opportunisme, les reniements, les trahisons, les assauts en règle ou désordonnés, bref les turpitudes des politiques obnubilés par le pouvoir finissent par se perdre dans l’immense cimetière de sables mouvants dont on ne compte plus les victimes.
A chaque tentative de sortir la tête de l’eau, ils sont happés, aspirés vers les profondeurs des abîmes. Pire que la malédiction de Sisyphe. Les échafaudages politiques post-révolution n’ont pas survécu à ce jeu de massacre. Ils se sont écroulés comme des châteaux de cartes ou presque. A la fin des fins, le résultat est pire que les scénarios cauchemardesques que l’on n’osait pas imaginer.
La voie sinueuse et tourmentée du pouvoir est jonchée de déconvenues, de rendez-vous manqués, d’initiatives qu’on voulait heureuses et salvatrices et qui ont tourné au désastre politique, social et financier.
Le gouvernement, lourdement impacté par les partis de la coalition au pouvoir, n’est pas en reste. Sa dernière initiative en date a fini par sonner le glas du gouvernement d’union nationale qu’il voulait ressouder. Elle est sans doute la plus symptomatique de ce décalage entre ce qui est voulu, souhaité et attendu et ce à quoi on assiste à l’arrivée. L’idée de mettre fin à une situation pour le moins anormale, en tout cas peu fréquente dans les annales des démocraties – celle de voir le ministre de la Justice cumuler par intérim les charges du ministre de l’Intérieur – est juste, nécessaire et légitime. Elle remet les choses à l’endroit. D’autant qu’il n’y a rien à redire sur les qualités, les compétences et l’intégrité qui puisse compromettre la désignation de Hichem Fourati au poste de nouveau ministre de l’Intérieur.
Cette décision, prise dans les conditions que l’on sait, consacre au fond l’impérieux principe de séparation des pouvoirs, notamment entre les deux têtes de l’exécutif, conformément aux dispositions de la Constitution. Mais il ne semble pas que le gouvernement et plus encore son chef puissent en tirer à moyen et long terme un quelconque bénéfice. Cela s’apparente à une victoire à la Pyrrhus qui élargit le champ d’affrontements politiques entre le chef du gouvernement et le parti dont il est issu, résolu et déterminé plus que jamais malgré sa débandade à faire tomber le gouvernement.
Le paysage politique balkanisé à souhait, traversé par d’infinies barrières sort plus fracturé, plus divisé que jamais. Les tensions politiques n’ont pas baissé d’un cran, alors même qu’une large majorité a voté l’investiture du nouveau ministre de l’Intérieur jusque chez les irréductibles des Nidaistes, pourfendeurs s’il en est de Youssef Chahed. Ces tensions et tiraillements ont même repris de plus belle, plus virulents et plus menaçants. Le précaire équilibre politique du moment y résistera-t-il ?
Le déballage public, les dérapages sémantiques, les pratiques peu recommandables qui ont accompagné le passage à l’ ARP nuisent à la démocratie et à la stabilité gouvernementale, principal argument des partisans du gouvernement. D’immenses dégâts collatéraux pour une décision, certes non dépourvue d’arrière-pensée politique, mais néanmoins impérative dès lors qu’il s’agit d’un ministère régalien en charge de la sécurité du pays. Qui faut-il incriminer ? La lutte fratricide sans merci, jusqu’à ce que mort s’ensuive, que se livrent clans et factions pour le contrôle de Nidaa Tounes ? Le fait est que la gestion de la crise ne porte pas la marque d’une véritable ingénierie politique. Celle-ci laisse un goût de cendre en provoquant une sorte de climat malsain. Se pourrait-il qu’il eût mieux valu temporiser dans l’espoir de voir se dissiper appréhensions et malentendus qui troublent les relations entre le Bardo et Carthage ? Il n’est pas toujours de bon effet d’agir à la hussarde, au moyen d’un passage en force qui ajoute la crise à la crise.
En politique, il faut se garder de la moindre erreur. Une faute est une faute et sur le champ de bataille, elle se paie avec le sang. L’avenir dira si d’un côté comme de l’autre on a su raison garder.
L’ennui est que ce jeu de massacre n’est pas l’apanage du seul théâtre d’ombres politiques. Le dialogue social, qui n’en est pas un, n’est pas épargné. Le gouvernement, comme ceux qui l’ont précédé, a pris la fâcheuse habitude de négocier dans l’urgence, sous la menace des grèves ou des troubles sociaux, sans conviction réelle, dans l’improvisation totale. Histoire de gagner du temps, dans une sorte de fuite en avant, sachant pour certains que demain, ils ne seront plus aux responsabilités, puisque ils ne font que transiter. Au mieux, ils bénéficient d’un CDD. D’autres anticipent une hypothétique éclaircie qui de toute évidence n’aura pas lieu de sitôt.
Le résultat est que ce qui doit être une avancée sociale, saluée par la Centrale ouvrière tourne aussitôt à l’affrontement dès lors que les accords conclus n’ont pas été suivis d’effet. Le manque d’empressement des autorités, les faux-semblants devenus monnaie courante accentuent et aggravent les frustrations, les ressentiments, l’indignation, la colère et l’hostilité des salariés saignés à blanc par la hausse du coût de la vie.
Le cas des retraités, qui courent en vain derrière une hypothétique revalorisation de leur retraite, illustre à cet égard l’attitude si peu exemplaire des autorités loin d’assumer les engagements qui doivent être les leurs. Ici comme ailleurs, l’illusion aura été de courte durée.
Les fruits ne sont pas à la hauteur de la promesse des fleurs, tant s’en faut. L’Etat a beau glorifier les pionniers de la République et la cohésion sociale, l’intendance ne suit pas, offrant ainsi ce douloureux spectacle de retraités comme jetés au rebut, enterrés vivants par l’indifférence de l’Etat qu’ils ont eux-mêmes édifié au prix de moult sacrifices.
Avis de tempête aujourd’hui après qu’on a semé beaucoup de vent et de promesses non tenues, faute de moyens quand bien même l’intention du gouvernement serait bonne.
Sur un autre registre, la guerre déclarée contre la corruption sur un ton on ne peut plus martial, n’a pas eu de meilleurs effets. L’argent sale n’a jamais autant coulé à flots. Les barons de la drogue, du commerce illicite et ceux des patrons voyous ont plus que jamais les coudées franches comme si les menaces du chef du gouvernement leur servaient de masque protecteur. Moralité : les honnêtes gens qui croyaient au miracle ont vite fait de déchanter.
Il est peu de registres ou de secteurs où l’on ne voit pas le gouvernement jouer de malchance ne pouvant obtenir ce à quoi il prétend. Ses décisions peuvent être bonnes, le résultat l’est beaucoup moins : en moins d’un an, le cours du baril passe de 40 à 80 dollars l’obligeant tout récemment à procéder à des ajustements à la pompe pour desserrer la contrainte budgétaire. C’est sans en envisager les effets pervers. L’opération détend moins la trésorerie de l’Etat qu’elle contribue à élargir les parts du marché parallèle qui se nourrit du différentiel des prix pratiqués en Tunisie et chez nos voisins algériens et libyens.
La BCT ne peut elle-même échapper à ce dilemme, à ce genre de contradiction, convertie qu’elle est à l’orthodoxie monétaire prônée par le FMI très impliqué désormais dans la gestion des finances publiques. On voudrait nous faire croire qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’augmenter le taux directeur de la BCT pour juguler l’inflation devenue un véritable fléau national. Le résultat serait selon toute vraisemblance aux antipodes des prévisions. La hausse des taux aura surtout pour conséquence de grever les coûts des entreprises, de compromettre leur compétitivité et de freiner leurs investissements déjà à la peine faute de visibilité à cause de l’incertitude politique qui obscurcit l’horizon.
Les régions brûlent-elles sous l’explosion soudaine ou récurrente de contestataires qui ne reculent devant rien que le gouvernement se précipite avec des promesses tous azimuts et l’annonce d’énormes moyens sortis d’on ne sait où sans jamais réussir à éteindre définitivement l’incendie. Paradoxalement, plus il améliore son offre politique – il est vrai dans la précipitation – au profit des régions désemparées, en ébullition, portées à incandescence, plus on lui reproche sa passivité antérieure. Comme si son plan d’aide et de développement, conçu dans l’urgence, allait raviver les plaies du passé et remettre sur la table des négociations la question des arriérés, ultime épine au pied du gouvernement. Plus il cherche à se rapprocher des exclus, des marginaux, des gens dans la précarité ou dont la situation est en nette détérioration, qui cherchent à faire valoir leur droit au développement et à une vie digne et décente, plus il suscite leur réprobation, leur colère et leur hostilité. Sans doute parce qu’ils sont échaudés par des promesses non tenues qui ont décrédibilisé l’Etat.
Trop de promesses infondées, arrachées sous la pression de la rue ont considérablement affecté ce qui reste de l’autorité de l’Etat. Il n’était pas nécessaire de tout promettre quand ce gouvernement, comme ceux qui l’ont précédé, se savait dans l’incapacité d’honorer ses engagements. Il eût mieux valu tenir un langage de vérité et ne rien promettre qui ne puisse être réalisé. Il faut faire admettre aux uns et aux autres que l’Etat ne peut tout faire. Qu’il doit se résigner à faire la politique de ses moyens, largement entamés par le désordre social et le recul de la valeur travail. Il ne peut rien entreprendre sans l’engagement citoyen des corps constitués, de ses partenaires sociaux et de la société civile. Ensemble, ils doivent réinventer l’Etat providence, redéfinir ses nouvelles frontières et son nouveau contenu.
On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens mais trop d’ambiguïté tue toute possibilité de dialogue social. Et plus grave encore, brise tout sentiment et lien de confiance si nécessaires pour retrouver les chemins d’une croissance forte et durable sans laquelle il ne peut y avoir de paix sociale ni de paix civile.
Il y a aujourd’hui un impérieux besoin de clarification. Il y a de la part de tous, – dirigeants en tête – obligation et nécessité de transparence, de responsabilité pleinement assumée, d’exemplarité, de respect des individus et des institutions de la République.
L’absence de croissance, le mal-être des Tunisiens prouvent si besoin est qu’il faut en finir avec ce jeu trouble de la politique politicienne aux seules fins d’assouvir le goût immodéré du pouvoir. Au risque de déchaîner les divisions et de libérer les démons de la discorde. Le mois d’août n’est pas porteur que de canicule.
Un récent sondage de Sigma Conseil donne froid dans le dos. Il se passe de tout commentaire : 86 % des Tunisiens broient du noir et désespèrent de l’action gouvernementale. La sentence est sans appel et vaut ce qu’elle vaut. De l’insatisfaction à la contestation et à l’explosion sociale, il y a peu de pas, du reste vite franchis.
Il n’est pas très tôt pour redresser la situation, mais il n’est pas trop tard pour éviter au pays un nouveau tsunami bien plus désastreux que le premier d’il y a sept ans.