Samir Amine est réapparu en moi, ces heures passées, en grandeur réelle, comme ça, par surprise, dans toute la mesure où l’annonce, hier, de sa disparition, en est une.
Je ne l’ai pas revu, depuis une rencontre à Dakar, début des années 2000, où je planchais avec lui, et d’autres économistes africains et non-africains, dont notre maître à nous deux, Gérard Destanne de Bernis, sur le présent et l’avenir de la zone franc et l’euro. Je ne l’avais pas trouvé changé. Toujours dominant. Référence sans rival sur l’économie africaine, l’économie des pays du Sud, la « périphérie », comme il les appelait, aux prises avec leurs contradictions domestiques et les injustices de l’échange inégal avec le « noyau », le Nord nanti, capitaliste, Davosien.
Plus que jamais, théoricien et militant de cet alter-mondialisme dont il a puisé les sources chez François Perroux, Albert Hirschman, Gunnar Myrdal, Raül Presbisch, Amartya Sen, les quatre grands maîtres de la pensée, de l’analyse et de l’application du développement en général, en Amérique Latine et en Asie notamment, et dont il sera sans controverse le pendant africain et arabe incontesté.
Nos deux parcours académiques, professionnels et idéologiques se sont rarement rejoints. Au départ, tout à fait à l’aube des années 1960, je n’oublierais jamais qu’il fut le premier agrégé arabo-africain des Facultés de Droit et des Sciences Economiques françaises, dignité à laquelle l’auteur de ces lignes accédera quelques années plus tard, ni qu’il fut le deuxième agrégé africain après le Sénégalais Abdullaye Wade, devenu plus tard Président de la République du Sénégal. Mais au-delà, mes réserves à l’égard de toute forme de libéralisme économique débridée ne m’ont pas jeté pour autant dans les bras de l’idéologie altermondialiste.
Je n’oublierais pas, non plus, que Samir Amine fut le pionnier de concepts qui fourniront tant à la théorie qu’à la pratique du développement, qu’à la coopération Nord-Sud, qu’au concept de « déconnexion » (du Sud vis-à-vis du Nord) leurs premières lettres de noblesse. Nourri à la sève de l’Institut français des Sciences Economiques appliquées (ISEA), sous le leadership de François Perroux et aux côtés de Gérard de Bernis, de Maurice Byé et de Raymond Barre, piliers de l’ISEA, Samir rénovera le corpus fondateur d’Arthur Lewis en matière de croissance économique (1955) et donnera à la nouvelle économie et à la nouvelle économie politique du développement leurs fondamentaux théoriques et empiriques.
Plus tard, et grâce à l’immense plateforme que lui procurera son intégration au sein du système des Nations-unies, il puisera dans la pensée du grand économiste argentin, Raül Presbisch et de la CEPAL (Commission Economique des Nations-unies pour l’Amérique Latine) de nouveaux instruments d’analyse qui lui permettront d’inventorier les problématiques du développement africain et de proposer des voies de sortie de la pauvreté, de la misère et de l’exploitation dans lesquelles le Continent est enfoncé.
Je n’oublierais pas, enfin, le combat courageux que Samir Amine, aux côtés d’autres collègues économistes égyptiens, n’avait cessé de mener contre l’oppression politique et économique que les régimes au pouvoir, dans son Egypte natale, depuis les années 1950, ont exercée sur le peuple d’Egypte. Un combat qui lui a valu de vivre de très longues années hors de sa patrie et aussi de se fondre dans le paysage africain comme aucun économiste arabe ou non-arabe ne l’a fait.
Il me reste à rappeler aussi qu’un certain nombre d’économistes universitaires tunisiens, enseignants et chercheurs, formés à l’école de Samir Amine, ont compté parmi les meilleurs enseignants exerçant à la Faculté des Sciences économiques de Tunis, dont je fus le premier doyen tunisien : Azzam Mahjoub, Abdelhelil Bédoui, Mahmoud Ben Romdhane, pour ne citer que les plus en vue d’entre eux.
A l’âge de la raison, que S. Amine a atteint avec ses 87 années révolues, la disparition est la chose la plus normale du monde. En laissant derrière lui la trace d’un parcours intellectuel hors pair, on est bien sûr tenté de dire que la vie de Samir Amine a été pleinement réussie. Mais toute disparition est une douleur. D’abord, et surtout, pour les siens. Ensuite pour ses amis. Enfin pour ses admirateurs, dont plus d’un se sentira, à partir de ce jour, orphelin d’un des économistes arabes et africains les plus illustres. En ce qui me concerne, je ne compte parmi ses « siens ». Mais je revendique mon amitié et mon admiration pour le collègue qui nous quitte. Merci, l’artiste.