Ces dernières semaines ont été marquées, au niveau des réseaux sociaux et de certains cercles professionnels, par une effervescence de réactions et de réflexions corporatistes, à connotation combative et discriminatoire, auprès de certaines professions du chiffre et du droit : avocats, experts-comptables, comptables et conseillers fiscaux.
Cette activité est en réalité consécutive à plusieurs événements :
– L’adoption, par l’Assemblée Générale Extraordinaire de l’Ordre des Experts Comptables de Tunisie, depuis février 2013, du projet de loi organique de la profession d’expert-comptable. Ce projet a été déposé auprès du ministère des Finances, de la Présidence du Gouvernement et du ministère de la Justice. Il est resté sans suite jusqu’à ce jour;
– L’établissement d’un projet de loi par la Chambre des conseillers fiscaux, visant à instituer la corporation des conseillers fiscaux dont la compétence en matière fiscale (conseil, assistance, expertise judiciaire, mandat de représentation des contribuables devant les tribunaux), serait exclusive des autres corporations. Il s’agit notamment de celles des comptables, des experts-comptables et des avocats;
– La proposition d’une première mouture du projet de réforme du texte organique de la profession d’avocat. Laquelle prévoit l’exercice de certaines missions juridiques (constitution d’entreprises, rédaction de PV et autres actes relevant du secrétariat juridique des entreprises), à titre exclusif de toute autre profession;
– L’établissement d’un projet de loi énonçant l’obligation, pour les entreprises, de se faire assister par un avocat conseiller juridique pour un mandat de trois ans renouvelable. Ce conseiller juridique est nommé par l’assemblée générale d’une certaine catégorie de sociétés commerciales (sociétés faisant appel public à l’épargne, sociétés par actions réalisant un chiffre d’affaires de plus de cinq millions de dinars, et sociétés employant plus de 30 personnes), et de deux conseillers juridiques pour les institutions financières dont le chiffre d’affaires dépasse dix millions de dinars.
Sur fond de guerre des corporations, chaque partie s’attelle à faire valider ses propositions le plus tôt possible par le gouvernement. Peu importe si toutes les parties prenantes n’ont pas été consultées. Il faut en assurer le passage en force auprès de l’Assemblée des Représentants du Peuple profitant ainsi du contexte actuel d’instabilité économique et politique.
D’un autre côté, il est évident que si ces projets de loi venaient à être adoptés tels quels, les conséquences sur les entreprises seraient fort néfastes sur leur productivité. Ne serait-ce qu’en termes de coût de transactions et d’efficience opérationnelle.
Multiplier les ordres corporatistes n’est pas la panacée
Multiplier les ordres professionnels, rendrait-il réellement plus efficaces les moyens de maîtrise de la fraude et de l’évasion fiscale ainsi que la lutte contre le blanchiment d’argent, comme le prônent certains ?
Je ne suis personnellement pas de cet avis. C’est la qualité en termes d’organisation des corporations qui détermine le niveau de maîtrise de cette problématique.
Parmi toutes les professions jugées par le Groupe d’Action Financière « GAFI » comme étant plus ou moins à risque, seul l’OECT a promulgué une « Norme professionnelle générale sur les diligences de l’Expert Comptable en matière de lutte contre les infractions de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme et du système de détection des opérations et des transactions suspectes.
C’est décision s’inscrit dans le cadre de la Loi organique n° 2015- 26 du 07 août 2015 » (résolution n°55/2018 du 18 avril 2018 du conseil de l’OECT).
Il est donc primordial que les autres organisations professionnelles en fassent de même. Elles doivent être dotées de la même réactivité pour éviter que la Tunisie ne soit blacklistée à l’échelle internationale.
Force est de constater que, d’un point de vue purement sociologique, les réactions des uns et des autres de ces corps professionnels (Experts-comptables, comptables, avocats, conseillers fiscaux) sont largement légitimes. Tant les frontières entre leurs champs de compétence sont poreuses et leurs champs d’action sont interdépendants.
Cette interdépendance des professions est d’autant plus renforcée par la complexité de l’environnement économique et l’introduction des nouvelles technologies, qu’elle incite les entreprises à réinventer leurs produits, leur organisation, leurs processus opératoires et à internationaliser leurs échanges commerciaux.
Les modes de pensée corporatistes conduisent à une intelligence aveugle
Je voudrais, à ce titre, me référer à la réflexion d’Edgar Morin: « Le mode de pensée ou de connaissance parcellaire, compartimenté, mono – disciplinaire, quantificateur, nous conduit à une intelligence aveugle, dans la mesure même où l’aptitude humaine normale à relier les connaissances s’y trouve sacrifiée au profit de l’aptitude non moins normale à séparer.
La prévalence disciplinaire, séparatrice, nous fait perdre l’aptitude à contextualiser, c’est-à-dire à situer une information ou un savoir dans son contexte naturel ».
En réalité, il faudrait que nous (corporations, hauts cadres de l’Administration Publique, et Gouvernement), sortions des sentiers battus « Think out of the Box » et observions ce qui se passe sous d’autres cieux.
Cette démarche avait été initiée à juste titre depuis 2015 par Feu Slim Chaker, alors ministre des Finances, après l’aboutissement en octobre 2015, d’une mission de réflexion pour la modernisation des professions comptables, de l’audit et du conseil fiscal d’une part; et la réforme des référentiels comptables et des dispositifs régissant l’audit financier, d’autre part.
L’objectif de cette réflexion était « d’inscrire la Tunisie dans une trajectoire futuriste, en accord avec les exigences de qualité de l’information financière contribuant notamment à la sécurisation des investisseurs et des organismes prêteurs et à la lutte contre les différentes évasions des obligations fiscales et sociales ».
Bien entendu, l’OECT, l’Ordre National des Avocats de Tunisie, la Compagnie des Comptables de Tunisie (CCT), et la Chambre des conseillers fiscaux sont associés à cette réflexion. De même que les recommandations ont été conjointement approuvées, dont la principale, relativement à notre sujet, est une consécration du principe de l’inter-professionnalité.
Ainsi, les principales recommandations nées de cette réflexion, désormais ligne directrice du Ministère des Finances, dans un contexte légitime de continuité de l’Etat, sont les suivantes :
– La nécessité d’intégrer les professions comptables à travers l’unification des deux corporations de l’OECT et de la Compagnie des Comptables de Tunisie (CCT). Et l’intégration des conseillers fiscaux dans une liste dédiée sinon auprès de l’Ordre des avocats. Le projet d’unification est, dans les faits, en cours d’élaboration, conjointement par les deux corporations. Et il semble voir son aboutissement dans les mois à venir.
Quant au positionnement des conseillers fiscaux, ledit rapport recommande de « surseoir à la création de l’Ordre des conseillers fiscaux en raison des multiples questions touchant notamment le champ d’intervention, la nature des missions, l’hétérogénéité des professionnels exerçant l’activité de conseiller fiscal, l’impossibilité de réserver aux conseillers fiscaux une catégorie de missions à titre exclusif, l’absence de lien existant entre le contenu du diplôme et la prestation fiscale délivrée au client, alors même que la comptabilité, l’audit et l’informatique de gestion sont quasi inexistants dans les programmes d’enseignement ».
Cependant, le même rapport recommande la création de deux passerelles permettant aux conseillers fiscaux d’intégrer soit l’OECT soit l’Ordre national des avocats; à l’instar de la pratique à l’échelle internationale.
– La nécessité d’instituer, pour la corporation des professionnels des métiers de la comptabilité, l’obligation de formation continue garantissant ainsi l’aptitude de leurs membres à acquérir de nouvelles compétences afin de mieux accompagner les entreprises et leur transmettre leur savoir-faire; et ce, à l’instar des exigences instituées par l’International Federation of Accountants (IFAC). L ’OECT n’a pas tardé à adopter une résolution en ce sens afin de concrétiser cette obligation.
– La nécessité de la mise en place des mesures de contrôle et de supervision publique de l’audit financier permettant de conforter et de rassurer les entreprises et les bailleurs de fonds quant à la qualité du service d’intérêt public rendu par l’expert-comptable.
Face aux nouveaux défis de la globalisation et de la digitalisation, à l’intensification des exigences des entreprises, et en prévision de la concrétisation de l’Accord de Libre-Échange Complet et Approfondi (ALECA) euro-tunisien, nous devons garder le cap sur l’impératif, pour les métiers du conseil. Nous devons également nous mettre au diapason des standards internationaux de qualité et de professionnalisme.
L’inter-professionnalité des métiers du chiffre et du droit doit être envisagée dans l’intérêt des entreprises. Et ce, pour en améliorer l’expérience client et répondre à leurs besoins et d’être au diapason des meilleures pratiques internationales.
Dans ce cadre, en France, la loi 2015-990 du 06 août 2015 pour la croissance de l’activité et l’égalité des chances économiques (dite Loi Macron), ainsi que l’ordonnance 2016-394 du 31 mars 2016, ont permis l’exercice de plusieurs professions libérales réglementées (avocat et expert-comptable notamment) au sein d’une même structure, dénommée société pluri-professionnelle d’exercice (SPE).
Cette loi a ainsi aboli le clivage corporatiste, tout en imposant le respect de la déontologie propre à chaque corporation. Les experts se penchent à présent sur la définition du business model de ces nouveaux véhicules juridiques et sur la conception de leurs outils de gouvernance.
La diversité dans les services est désormais consacrée comme fait marquant de la mondialisation. A notre tour d’être visionnaires et de nous inspirer des meilleures pratiques existant à l’international, pour une meilleure synergie des compétences et un meilleur positionnement de nos services à l’international.