En prévision de la soumission, au plus tard le 15 octobre prochain, du projet de la loi de finances 2019, au parlement, le Conseil d’analyses économiques (CAE) a proposé au gouvernement une dizaine de mesures fiscales et non fiscales visant à relancer les incitations en faveur du secteur productif dont la pérennité serait fortement menacée par les lobbies de l’importation anarchique et du secteur informel.
Dans cette interview, Afif Chelbi, président du CAE, évoque les enjeux de ces mesures et le rôle qu’elles peuvent jouer dans la préservation de la Tunisie d’une désindustrialisation déjà assez avancée. L’ancien ministre de l’Industrie, théoricien et le père de la politique industrielle à l’origine du renouveau et du repositionnement stratégique de l’industrie tunisienne dès les années 90, sait de quoi il parle. Il s’inquiète à raison du recul des exportations industrielles lui dont la politique industrielle en son temps nous avait permis de monter sur la première marche du podium des exportations des produits manufacturés en Afrique et dans le monde arabe. Dans cet entretien, chiffres à l’appui, Afif Chelbi revient sur les indicateurs du déclin industriel qui prévaut dans le pays et attire l’attention sur les facteurs qui le génèrent.
L’Economiste Maghrébin : le Conseil d’Analyses Economiques (CEA) vient de présenter au gouvernement une dizaine de propositions visant à booster la relance économique dans le cadre de la loi de finances 2019, quels en sont les enjeux et les objectifs ?
Afif Chelbi :
En fait, les dix propositions dédiées à la Loi de finances 2019 font partie d’un total de 50 propositions recommandées pour la relance économique dans son ensemble. Ces propositions ont été présentées au gouvernement depuis le premier semestre 2018.
Pour revenir au volet principal de votre question, les dix recommandations pour une confirmation de la relance dans le cadre de la prochaine loi de finances comportent des mesures horizontales, fiscales ou non fiscales, un grand nombre d’instruments sectoriels et spécifiques. Il est proposé que ces instruments soient consignés dans des pactes de compétitivité à établir entre l’Etat et le secteur privé.
Globalement nous pensons qu’il y a une impérieuse nécessité pour que la loi de finances 2019 soit impérativement une loi de relance, et ce, pour deux principales raisons.
La première consiste à pérenniser et à booster le frémissement de reprise constaté au 1er semestre 2018. Cette reprise est perceptible à travers une forte croissance des exportations, ce qui dénote une certaine résilience des entreprises tunisiennes à l’export, car malgré toutes les entraves rencontrées, elles exporteront près de 40 milliards de dinars en 2018.
En dépit de ce résultat positif, nous estimons que pérenniser et booster la relance ne se fera pas par le simple jeu du marché. Cela nécessitera un choc de confiance résultant de la mise en oeuvre, par un Etat développementaliste, de politiques volontaristes en synergie avec le secteur privé, parce que la croissance n’est pas un phénomène météorologique, la loi de finances est un des principaux instruments de politique économique idoine à cet effet.
La deuxième raison porte sur l’impératif de surmonter les entraves qui persistent. Nous estimons que ce début de reprise ne doit pas occulter les lacunes constatées et les blocages rencontrés qui font que la résilience des entreprises tunisiennes à l’export baisse d’année en année.
Concrètement en quoi consistent ces obstacles qui vous préoccupent ?
Nous avons identifié trois facteurs en particulier. Il s’agit en premier lieu du taux d’investissement très bas (18% contre 25% il y a dix ans), ce qui explique par exemple la stagnation du secteur des industries mécaniques et électriques (IME).
Vient ensuite l’ouverture non maîtrisée des importations dopant l’économie parallèle.
Et enfin, la quasi-suppression des incitations aux secteurs productifs en vertu de la loi de 2016 sur l’investissement.
Quels sont les risques que font courir ces trois facteurs à l’économie du pays ?
Nous sommes persuadés qu’ensemble, ces trois facteurs font qu’aujourd’hui un véritable danger de désindustrialisation menace la Tunisie.
Quelques chiffres traduisent cette détérioration du système productif tunisien : depuis 7 ans de 2011à 2017, nos exportations vers l’Union européenne (UE) stagnent autour de 9 Milliards d’euros, avec une certaine reprise au 1er trimestre 2018, tandis que le Maroc passait de 7 à 15 milliards d’euros.
Cette contreperformance explique le recul de la Tunisie dans les classements internationaux de compétitivité tel celui de Davos dans lequel notre pays, classé 95ème sur 140 pays listés en 2017, alors qu’il était classé 32ème en 2011, enregistre un recul inédit de 60 places.
Autres indices attestant du déclin industriel que connaît le pays : la baisse du nombre des entreprises opérant dans le secteur du cuir et de la chaussure lequel est passé de 450 à 250, la perte de 40 mille emplois dans le textile qui employait avant 2011, 210 mille personnes.
Un secteur comme celui des IME, réputé pour être le vaisseau amiral de l’industrie tunisienne tant il exporte plus que deux fois le textile, commence à connaître, au 2ème trimestre 2018, un infléchissement. La règle étant que quand on n’investit pas, on s’arrête.
Il s’agit peut-être d’une évolution naturelle. Nous avons connu avec les programmes de mise à niveau et de modernisation industrielles des phénomènes similaires de disparition d’entreprises et de création de nouvelles, une sorte de destruction créatrice.
C’est vrai, avec la mise à niveau, il y a eu des fermetures et il y a eu des créations. Le principe est simple : quand on investit pour moderniser, les entreprises marginales, de fait les plus mauvaises tombent tandis que les autres se transforment. C’est la vie de tout tissu économique. Seulement aujourd’hui on n’investit plus (18%) contre 25% en 2010, soit 6% de moins, sachant qu’ 1% en moins c’est 1 milliard de dinars, soit au total 6 milliards de dinars de moins.
L’énergie à elle seule investissait, avant 2011, au moins 1500 MDT par an. On forait 30 puits par an. Aujourd’hui, le forage ne dépasse guère un ou deux puits par an. Un puits c’est 30 Millions de Dollars.
Cela pour dire qu’on n’est pas dans une phase de régénération du tissu industriel comme ce fut le cas avec le programme de mise à niveau mais dans une phase de désindustrialisation, voire dans une phase de destruction pure et simple du tissu industriel.
Autant dire le mot, à vous entendre nous sommes en phase de déclin industriel. Selon vous quels sont les facteurs extra-production qui ont généré cette désindustrialisation ?
Amon avis, ce déclin est généré par deux problèmes, l’un est d’ordre idéologique tandis que le second est lié à l’émergence d’une nouvelle mafia d’importateurs.
Concernant le volet idéologique, il est dû à une mauvaise compréhension du libéralisme. Ainsi, les recommandations du FMI et de la BM ont pour la plupart des connotations idéologiques et ne relèvent pas de l’unique déficit budgétaire.
Le rapport de la Banque mondiale, intitulé « la révolution inachevée », relève que 80% des investissements ont été réalisés, avant 2011, sur le littoral. Certains y ont vu un signe de discrimination régionale. Pourtant, à y regarder de près, il s’agit d’une tendance normale lorsqu’on sait que 64 à 80% de la population tunisienne vit sur la côte. Et nous estimons q ue d’ici 20 ans encore, la tendance restera la même.
De même, l’esprit avec lequel la nouvelle loi sur l’investissement a été élaborée ne tient pas compte de cette donne, ce qui en fait un «non code d’investissement », en ce sens qu’elle institue la neutralité de la fiscalité, avec comme corollaire, la suppression de primes et de dégrèvements fiscaux fort indispensables pour la pérennité des investissements.
A ce propos l’économiste français, Jean Paul Fitoussi, estime que la neutralité fiscale est une illusion théorique et n’est pratiquée dans aucun pays du monde.
La question qui se pose dès lors est de se demander s’il faut une politique économique ou n on e n Tunisie, v oire u ne p olitique développementaliste et volontariste. En vertu de cette politique, l’Etat ne doit s’interdire aucun outil sauf la présence directe dans la production. Le rôle de l’Etat consistera désormais à faire faire. L’Etat doit être incitateur et catalyseur. Un Etat stratège qui légifère, fixe un cap et non un Etat gérant.
Cela pour dire que la Tunisie, le pays le plus ouvert de la Méditerranée et de l’Afrique en termes d’exportations industrielles, n’a d’autre choix que de se remettre à inciter le secteur productif exportateur.
D’ores et déjà nous sommes sur la voie de perdre les deux plus grands secteurs exportateurs : le pétrole et le phosphate qui représentaient, avant 2011, 30% des exportations. A ce rythme, d’ici cinq ans, ces deux secteurs seront morts. Et pour cause.
Pour le pétrole, on était autosuffisant à 95%. Aujourd’hui, nous sommes autosuffisants à 45%. Autrement dit, nous sommes dépendants à 55%. Pis, toutes les compagnies intéressantes ont quitté le pays. Sur un total de 50 compagnies qui opéraient dans le pays avant 2011, il n’en reste, actuellement, que 24. Avant, on forait 30 puits. Aujourd’hui, on ne fore que deux puits par an.
A l’origine de cette situation, ce sont tous les méfaits de l’article 13 de la nouvelle Constitution. C’est vraiment difficile d’en sortir. M ême si on prend, en 2019, des mesures pour booster le secteur de la prospection, les effets ne seront perceptibles que dans deux ou trois ans, en 2023 ou en 2025.
On est confronté à la même situation dans le phosphate. Un ouvrier employé par la Compagnie de phosphate de Gafsa (CPG) produisait, avant 2011, 600 tonnes de phosphate par an. Aujourd’hui, il ne produit que 60 tonnes par an, soit le 10ème. Dans l’intervalle, les salaires ont considérablement évolué.
La CPG qui comptait avant 2011, 5500 employés aligne aujourd’hui 25 000 employés y compris les employés inscrits dans les sociétés d’environnement qu’elle paie. Parallèlement, la production qui était, avant 2011, aux environs de 9 millions de tonnes par an a reculé à 3 millions de tonnes par an. Elle a été divisée par trois.
A cet état des lieux catastrophique, viennent s’ajouter les sit-in et le rôle improductif que jouent les transporteurs de phosphate par camions.
Pour résumer, le secteur productif en Tunisie est sérieusement menacé avec le recul de la production dans les industries extractives (pétrole et phosphate) et manufacturières (cuir et chaussure, Ime, textile…).
Lorsqu’il vous arrive d’informer les décideurs du pays d’une telle situation, est-ce que vous trouvez des échos ?
Avant 2011, c’était plus facile, il y avait un seul interlocuteur avec lequel on pouvait trouver facilement un terrain d’entente. Aujourd’hui, nous sommes en présence de plusieurs centres de décision.
Pour revenir aux dix propositions concernant la loi de finances 2019, peut-on avoir une idée sur leur coût ?
Le coût de ces mesures de relance est réduit. Il a été estimé à environ 500 MDT, tout à fait compatible avec les contraintes budgétaires, pour un budget de l’ordre de 40 milliards de dinars. Sachant que ces coûts peuvent être en grande partie compensés par les effets induits de ces mesures en termes de croissance et de réduction de l’informel.
Je tiens à préciser que par-delà ces chiffres, l’enjeu est loin d’être budgétaire. Il concerne un signal fort adressé aux opérateurs économiques car ce qui se joue aujourd’hui, c’est la sauvegarde et le développement de notre système productif.
Une loi de finances qui ne s’appuierait pas sur les principes de relance avancés ouvrirait la voie vers la sortie de la Tunisie du monde de la production et de la création de valeur vers celui d’un acteur passif dans la division internationale du travail, simple importateur et consommateur.
Par contre, une loi de finances 2019 basée sur la relance oeuvrera à la préservation et au développement de la principale richesse de la Tunisie, à savoir l’existence de milliers d’entreprises productives de niveau international et des centaines de milliers de compétences qu’elles recèlent.
Votre dernier message ?
Tout simplement, j’appelle donc à une Loi de Finances 2019 à la hauteur des enjeux économiques et sociaux de la Tunisie d’aujourd’hui.